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« L’arrêt Kress contre France :
Retour
à la case Delcourt ? »
Par
Bertrand FAVREAU*
( article publié dans le Journal des Droits de l’Homme n°
XIV, supplément de Les Annonces de la Seine, 9 août 2001).
La Cour
a finalement rendu le 7 juin 2001 son arrêt – attendu - dans l’affaire KRESS c.
France L’attente aura-t-elle été
déçue ? On ne peut même pas dire
partiellement puisqu’il semble que cette demi-condamnation (ou cette
demi-absolution) ait également déçu l’espérance de ceux qui l’attendaient
globale comme de ceux qui souhaitaient une consécration sans réserve de la
parfaite compatibilité de la procédure devant la juridiction administrative
avec la théorie de l’égalité des armes.
Face à bien des malheurs, Madame Marlène KRESS aura eu bien du mérite. Patiente des hospices civils de Strasbourg, après avoir subi une intervention chirurgicale sous anesthésie générale, elle fut à son réveil victime d’un syndrome neurologique puis d’un nouvel accident vasculaire dans les jours qui suivirent. A cela s’ajouta une brûlure à l’épaule causée par le renversement d’une tasse de tisane. Au résultat, elle demeura atteinte d’une invalidité au taux de 90 % : hémiplégique, troubles de la coordination des membres supérieurs, expression orale difficile et diplopie.
A partir de 1986, elle a suivi le parcours de la procédure administrative devant le TA de Strasbourg puis de la CAA de Nancy. La juridiction de première instance lui accorda 5.000 FRS à titre d’indemnisation pour la brûlure à l’épaule à la suite du renversement de la tasse de thé mais rejeta sa demande d’indemnisation pour le surplus. La Cour Administrative d’Appel confirma, estimant que les circonstances de l’hospitalisation n’avaient fait apparaître ni faute d’information sur sa nature et ses conséquences prévisibles, ni faute ou présomption de faute dans l’organisation du fonctionnement du service. Le Conseil d’Etat rejeta le pourvoi le 30 juillet 1997.
Madame KRESS, a eu le courage de saisir la Cour de Strasbourg, invoquant - la première – outre la durée de la procédure, la pratique de la juridiction administrative française consistant d’une part, à ne pas donner connaissance des conclusions du Commissaire du Gouvernement avant l’audience aux parties et à ne pas leur permettre d’y répondre car le Commissaire du Gouvernement parle en dernier, et, d’autre part, à admettre que le Commissaire du Gouvernement assiste au délibéré même s’il ne vote pas. Portée par une jurisprudence nombreuse et continue en ce sens, elle soutenait que cela constituait une violation du droit à un procès équitable résultant du non-respect du principe de l’égalité des armes et du droit à une procédure contradictoire.
Il est heureux que la Cour ait eu à statuer sur cette pratique. Il est malheureux qu’elle l’ait tranchée dans le sens où elle l’a fait, ce que sa jurisprudence désormais bien connue ne pouvait laisser véritablement présager. Il est plus regrettable encore qu’elle puisse paraître remettre en cause cette jurisprudence.
En effet, (l’ancienne) Cour nous avait à la suite d’un long cheminement jurisprudentiel amenés à prendre progressivement conscience de quelques anomalies dans l’équité des procédure, sans être démentie par la suite par la nouvelle Cour entrée en fonction le 1er novembre 1998. Mais jamais n’avait été jugée, en ce qui concerne la procédure française , la particularité de la juridiction administrative française, devant laquelle il n’était pas séditieux de penser, quoiqu’en dise d’aucuns, que l’égalité des armes dans le débat devrait être la même que devant toute autre juridiction.
I – La lente construction de la jurisprudence de la Cour
C’est, il est vrai à propos des seules juridictions civiles que s’était élaborée lentement la construction de la Cour. La Cour de Strasbourg s'était trouvée confrontée une première fois dès 1970 au fait pour une partie à un procès de ne pas avoir connaissance à l’avance des conclusions (d’un l'Avocat Général) et de ne pouvoir y répondre mais aussi à la participation du même Avocat Général au délibéré, et qui plus était, en l’occurrence, avec voix consultative.
Le rôle des réalités dans l’appréciation des apparences :
Delcourt 1970
Un requérant belge, M. Delcourt, s’était plaint de la pratique qui voulait qu’un membre du ministère public puisse participer en vertu de la législation en vigueur en Belgique au délibéré de la Cour de cassation après avoir présenté ses conclusions à l'audience. La Cour avait cru devoir trancher dans un sens négatif le 17 janvier 1970 en répondant qu'il n'y avait pas de violation. Certes, de prime abord, elle n’avait pas manqué de manifester un réel émoi face à une situation qu’elle qualifiait d’"insolite" et dont elle croyait à l’époque qu’elle n’avait pas “d'équivalent dans les autres Etats membres du Conseil de l'Europe, du moins en matière pénale”. Elle avait même déclaré concevoir que des plaideurs puissent légitimement en retirer une impression d'inégalité lorsque, après avoir entendu un membre du parquet de cassation conclure dans un sens défavorable à leur thèse à l'issue de l'audience publique, ils le voyaient se retirer avec les magistrats du siège afin d'assister au délibéré dans le secret de la chambre du conseil. La Cour s’était alors attachée à examiner la situation et les fonctions réelles du ministère public dans les instances de cassation. Et, elle avait noté que le parquet de cassation “défend un intérêt différent, celui qui s'attache au respect de la légalité par les juges et non à la constatation de la culpabilité ou de l'innocence des accusés et des prévenus” et que “le ministère public de la Cour de cassation est en somme un auxiliaire et un conseiller de la Cour; il exerce une fonction para-judiciaire. Par les avis qu'il exprime en son âme et conscience, il aide la Cour à contrôler la légalité des décisions attaquées et à assurer l'unité de la jurisprudence”... Mais elle se refusait toutefois à en tirer les conséquences pour des motifs aussi divers que peu convaincants : certains tirés de l'indépendance et de l'impartialité de la Cour de cassation elle-même ( cf. : il arrive au parquet de cassation soit de conclure au rejet des pourvois formés par le ministère public de première instance ou d'appel contre une sentence d'acquittement , soit même de soulever d'office des moyens qu'un condamné n'a pas invoqués, la procédure ne saurait pas souffrir de la présence d'un membre du parquet au délibéré puisque, le procureur général lui aussi est indépendant et impartial...) ou d’autres fondés sur le “large consensus” qui aurait existé en Belgique (cf. le système litigieux remonte à plus d'un siècle et demi, le parlement issu d'élections libres avait délibérément décidé, à deux reprises, de maintenir le système..). La Cour s’était, certes, déjà déclarée soucieuses des apparences : “Si l'on se réfère à l'adage "justice must not only be done; it must also be seen to be done", elles permettent de douter que le système litigieux soit très heureux.” notait-elle. Et, la Cour déclarait regarder “au-delà des apparences” et “n’apercevoir” dans la pratique belge aucune réalité contraire au droit à un procès équitable
Mais l’affaire ne se
réduisait pas à cela. En effet, le requérant avait rajouté de "nouveaux griefs" avant l'examen
du fond de l'affaire par la Commission :
il se plaignait en outre de ne pas avoir eu l'occasion de répondre aux
conclusions du parquet, car elles ne lui avaient pas été communiquées avant
l'audience lors de laquelle il n'avait pas non plus eu la parole le dernier. La
Cour aurait pu s’en tenir à des moyens
de forme puisque le Gouvernement belge
contestait la recevabilité de ces "nouveaux griefs". Au contraire,
elle écartait cette objection au nom de la “connexité manifeste “ des arguments
estimant que le nouveau grief concernait les conclusions prises par le
magistrat immédiatement avant sa participation au délibéré et qu’ils avaient donc trait eux aussi au rôle
du parquet de cassation. Et elle décidait de répondre au fond pour rejeter le
grief “comme dénués de fondement”,
“ En résumé, la Cour n’apercevait
toujours pas – à l’unanimité - en quoi il y aurait violation de l'article 6 de
la Convention, qui, estimait-elle alors ( et l’on pourrait dire
aujourd’hui :déjà !) :
“n'exige pas, fût-ce par implication, qu'un accusé ait la faculté de
répondre aux conclusions purement juridiques d'un magistrat indépendant. Cela,
c’était en 1970. Il faudra vingt années pour que les apparences recouvre la
réalité, à moins que ce ne soit le contraire. Et trente et un pour que de
nouvelles apparences suffisent à masquer la force prégnante des réalités.
Le rôle des apparences dans l’appréciation de la
réalité : Borgers 1991
Vingt ans après. Invitée
en 1991, à l’occasion de l’arrêt Borgers, à reconsidérer sa position par la
Commission, la Cour allait trouver l’occasion d’un autre regard et de trancher
au nom des «apparences » dans un sens opposé. C'est d’ailleurs en
déployant des trésors de diplomatie tant vis à vis des Parquets que d’elle-même
que la Cour allait en venir à une autre vision des choses et inverser sa
jurisprudence, pour ne plus la modifier depuis. Elle a en effet tenu tout
d'abord, à affirmer que ses constatations de l’arrêt Delcourt conservaient leur
actualité et notamment celles qui - peut être ? - avaient pesé lourdement
sur la première décision : l'indépendance et de l'impartialité de la Cour
de Cassation et de son Parquet. De même, elle n'a constaté aucun manquement aux
articles de la Convention à la suite de l'entrée en vigueur du Nouveau Code
Judiciaire Belge. Là s’arrêtait son hommage à la jurisprudence passée.
"Toutefois,
néanmoins, ensuite et surtout" autant de conjonctions utilisées pour
négocier le virage. De fait, la Cour
estimait "toutefois" devoir rechercher si la procédure devant la Cour
de Cassation avait respecté les droits de la défense et le principe de légalité
des armes, éléments de la notion plus large de procès équitable (arrêt Ekbatani
du 26 Mai 1988). Est-ce parce que M. Borgers, plus conforme au déroulement
chronologique de la procédure, inversait l’ordre des griefs ? Ou parce qu’elle estimait que les temps
comme l’appréciation du “procés équitable” avaient changés ?
La juridiction
strasbourgeoise ne constatait-elle pas
elle-même dans sa jurisprudence une «évolution des plus notables » marquée
en particulière par l'importance attribuée aux apparences et à la sensibilité
accrue du public aux garanties d'une bonne justice ? Aussi, bien que
rappelant toujours l'objectivité avec laquelle le Parquet de Cassation
s'acquittait de ses fonctions, elle considérait désormais que son opposition ne
saurait passer pour neutre du point de vue des parties à l'instance en
cassation (d'autant que bien évidemment à la circonstance, les conclusions de
l'Avocat Général tendaient au rejet du pourvoi du requérant).
La Cour relevait
ainsi en 1991 : « A aucun moment celui-ci ne put y répondre. Avant, il n'en connaissait pas la teneur,
faute d'en avoir reçu communication au préalable; après, la loi l'en
empêchait ». Et cette fois ci, ce que «la Cour n’aperçoit point »
c’est ce «qui justifie de telles restrictions aux droits de la défense : "Dès
lors que le Parquet avait présenté des conclusions défavorables au requérant,
celui-ci avait un intérêt certain à pouvoir les discuter avant la clôture des
débats ». Elle constate donc que le système constitue une violation de
l’article 6 § 1 «eu égard aux exigences des droits de la défense et de
l’égalité des armes ainsi qu’au rôle des apparences dans l’appréciation de leur
respect... »
Compte tenu donc de l'enjeu pour le requérant de
l'instance devant la Cour de cassation et de la nature des conclusions de
l'avocat général, l'impossibilité pour l'intéressé d'y répondre avant la
clôture de l'audience a méconnu son droit à une procédure contradictoire.
Celui-ci implique en principe la faculté pour les parties à un procès, pénal ou
civil, de prendre connaissance de toute pièce ou observation présentée au juge,
même par un magistrat indépendant, en vue d'influencer sa décision, et de la
discuter. Puis, revenant ensuite à ce qui était le grief originel de l’arrêt
Delcourt, la Cour d’ajouter de surcroît que «ensuite et
surtout », le déséquilibre s'accentua encore du fait de la participation,
avec voix consultative de l'Avocat Général au délibéré de la Cour, toujours au
nom des apparences car, même restant taisant, l'Avocat Général pouvait
"sembler disposer en chambre du Conseil" d'une occasion
supplémentaire d'appuyer ses conclusions "à l'abri de la contradiction du
requérant".
Ainsi se trouvait consacré, dès 1991, le principe
d'une violation, dont la Cour se refusait alors à distinguer les deux branches.
Cinq ans plus tard, la Cour allait
avoir l'occasion, de persister, en complétant et en détaillant ce qui constitue
la substance même de la violation à l’occasion deux instances, l'une
civile, toujours contre la Belgique
Vermeulen c. Belgique 20 février 1996 et l'autre pénale et contre le
Portugal, Lobo Machado c. Portugal.
Civil, Pénal,
Belgique, Portugal, Autriche, Pays-Bas : 1996-1998
Au cours des ans, le
principe est devenu un principe général applicable à toutes les juridictions.
Dans une instance qui opposait M.Vermeulen à son curateur de faillite, la Cour devait indiquer que la nature des fonctions du Ministère Public, à la Cour de Cassation ne varient pas selon que l'affaire est civile ou pénale : sa tache principale à l'audience comme en délibération est d'assister la Cour de Cassation et de veiller au maintien de l'unité de la jurisprudence. Si l'arrêt confirme les décisions Delcourt et Borgers sur la stricte objectivité, l'indépendance et l'impartialité de la Cour de Cassation, apportant un éclairage nouveau, s'agissant d'une affaire civile, il souligne "la grande importance du rôle réellement assumé dans la procédure par le membre du Ministère Public » et plus particulièrement au contenu et aux effets de ses conclusions qui renferment un avis qui emprunte son autorité à celle du Ministère public lui-même » et qui «est destiné à conseiller et partant, à influencer la Cour de Cassation ».
La Cour – comme elle le fera toujours par la suite dans d’autres affaires - insiste sur l’importance d’un arrêt de la Cour de Cassation qui peut rejaillir à des degrés divers sur la situation juridique de l'intéressé au titre de l'enjeu pour le requérant et rappelle la substance du droit à une procédure contradictoire qui s’applique au pénal comme au civil. Et, ajoutant à l’arrêt Borgers, la Cour de constater cette fois ci que cette seule impossibilité pour l'intéressé de pouvoir répondre avant la clôture de l'audience aux conclusions constituait déjà - c’est à dire à elle seule - une violation de l'article 6 par. 1. Et naturellement, la violation se trouve renforcée par la participation de l'Avocat Général à la délibération de la Cour de Cassation, toujours en vigueur en Belgique en 1996.
Mais la Cour pouvait en même temps constater que cette situation « insolite » ne concernait pas uniquement la Belgique puisqu’elle était appelée à statuer dans une affaire pénale concernant le Portugal, l'affaire Lobo Machado. La Cour tranchera dans le même sens, le même jour 20 février 1996. Enfin, deux jours plus tard, la Cour devait confirmer, à propos de l’Autriche, dans une instance plus complexe dont les griefs mettaient notamment en cause les notions d'indépendance et d'impartialité (participation au procès d'un Juge ayant pris part à l'instruction préparatoire) du droit à un Tribunal (absence de débat devant la Cour Suprême) (mais qui ne devaient par eux-mêmes entraîner la constatation d'aucune violation) mais aussi de la remise d'observations par le Procureur Général à la Cour Suprême en droit autrichien. Il s'agissait alors d'observations sur un pourvoi dans lesquelles le Parquet se bornait à contester le pourvoi sans indiquer la motivation ce qui permettait au gouvernement de soutenir qu'elles avaient un caractère purement procédural et ne contenaient aucun argument sur le fond.
La Cour va rappeler cette fois ci «le principe de l'égalité des armes, l'un des éléments de la notion plus large de procès équitable -qui devait offrir à chaque partie la possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de désavantage par rapport à son adversaire » (arrêt Dombo Beheer du 27 octobre 1993). Et souligner à nouveau qu’elle attribuait de l'importance aux apparences autant qu'à la sensibilité accrue aux garanties d'une bonne justice. Se référant à des principes désormais bien établis, elle estimait qu’ au pénal, le fait pour le Ministère Public de déposer des observations, permettait au Procureur Général d'indiquer sa position sur le pourvoi formé par le requérant, position qui n'a pas été communiqué à la défense, laquelle n'a pas pu y répondre. Le fait qu'il s'agisse d'un avis procédural non motivé, n’était pas susceptible de constituer une justification pertinente puisque - la Cour le rappelle opportunément – « C’est à la défense qu'il appartient d'apprécier si les observations méritent réaction" ou non (Bulut c. Autriche 22 février 1996 §§ 41-42).
Ultérieurement,
la jurisprudence Borgers devait être confirmée par l'arrêt Van Orshoven c.
Belgique du 27 juin 1997, à propos d’une affaire disciplinaire devant la Cour
de Cassation belge, à la suite d'une procédure devant les organes de l'Ordre
des Médecins. De même, pour le dépôt d’observations par le Procureur Général
cette fois-ci devant la Cour d'Appel de Vienne, (antérieurement à
l'introduction de l'article 35 §2 du Code de Procédure Pénale autrichien
prévoyant la communication d'office par la Cour d'Appel à la partie adverse de
toutes formations formulées par le Parquet dans le cadre d'un recours contre
une décision du Tribunal Régional)(Werner c. Autriche 24 novembre 1997). Confirmation, enfin, pour ce qui concerne la
Cour de Cassation néerlandaise dans les affaires J.J. et KDB c. Pays-Bas du 27
mars 1998, toujours en raison de l'impossibilité de répondre aux conclusions de
l'Avocat Général.
Ainsi,
le principe de l'égalité des armes, largement commenté, et justement approuvée,
constituait, dans sa version de 1998, une théorie, globale, homogène, répondant
à l’exigence de généralité des droits de la défense qui sont un des droits de
l’homme. On en connai(ssai)t les contours constitués principalement par :
-
l’importance accordée aux apparences autant qu'à la sensibilité accrue aux
garanties d'une bonne justice (Piersack c.Belgique du 1er octobre 1982, série A
n° 53, pp. 14-15, par. 30;Campbell et Fell c. Royaume-Uni du 28 juin 1984,
série A n° 80,pp. 39-40, par. 18 ;
Sramek c. Autriche du 22 octobre 1984, série A n° 84, p. 20, par. 42; De
Cubber c. Belgique du 26 octobre 1984,série A n° 86, p. 14, par. 26; Bönisch c.
Autriche du 6 mai 1985,série A n° 92, p. 15, par. 32; Belilos c. Suisse du 29
avril 1988,série A n° 132, p. 30, par. 67; Hauschildt c. Danemark du 24 mai
1989,série A n° 154, p. 21, par. 48; Langborger c. Suède du 22 juin 1989, série
A n° 155, p. 16, par. 32; Demicoli c. Malte du 27 août1991, série A n° 210, p.
18, par. 40; Brandstetter c. Autriche du28 août 1991, série A n° 211, p. 21,
par. 44, Borgers c. Belgique du30 octobre 1991, série A n° 214-B, p. 31, par.
24).
-
le principe de l'égalité des armes représentant un élément de la notion plus
large de procès équitable, qui englobe aussi le droit fondamental au caractère
contradictoire de l'instance (arrêt Ruiz-Mateos c. Espagne du 23 juin 1993,
série A n° 262, p. 25, § 63, Werner c. Autriche § 63).
-
l’exigences découlant du droit à une procédure contradictoire demeurant les mêmes que l'affaire relève du
contentieux civil ou du contentieux pénal (voir notamment les arrêts Lobo
Machado c. Portugal et Vermeulen c. Belgique du 20 février 1996, Recueil 1996-I,
respectivement p. 206, § 31, et p. 234, § 33, et l'arrêt Nideröst-Huber c.
Suisse du 18 février 1997, Recueil 1997-I, p. 108, § 28, Werner c. Autriche 24
novembre 1997 § 66.)
-
le droit de chaque partie de se voir offrir une possibilité raisonnable de
présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation
de désavantage par rapport à son adversaire (arrêt Dombo Beheer B.V. c.
Pays-Bas du 27 octobre 1993, série A n° 274, p. 19, par. 33).(Bulut c. Autriche
§ 47)
-
le droit à une procédure contradictoire iincluant en principe le droit pour les
parties à un procès de prendre connaissance et de discuter toute pièce ou
observation présentée au juge, fût-ce par un magistrat indépendant, en vue
d’influencer sa décision ( Ruiz-Mateos
précité, p. 25, par. 63, McMichael c. Royaume-Uni du 24 février 1995, série A
n° 307-B, pp. 53-54,par. 80, et Kerojärvi c. Finlande du 19 juillet 1995, série
A n° 322, p. 16, par. 42 , Vermeulen, p. 234, § 33, Nideröst-Huber c. Suisse du
18 février 1997, p.108, § 24, et Van Orshoven, p. 1051, § 41, J.J. c. Pays Bas
§ 43).
Et chacun au nom de la sécurité juridique pouvait en déduire qu’à défaut de
respect de ces principes généraux, il y avait une violation de l’article 6 § 1
de la Convention. Notamment en France.
Car c’est en vertu de cette jurisprudence que la Cour avait condamné sans complaisance les pratique de la Cour de Cassation française ( dont au passage on dira que la démarche profonde n’était guère différente de celle du Conseil d’Etat) dans l' affaire Reinhardt et Slimane-Kaïd c. France par un arrêt du 31 mars 1998 (puis Voisine c. France du 8 février 2000).
Or sur quoi portait alors le débat ? Dans cette affaire - aussi - la contestation avait plusieurs branches. Elle concernait à la fois la non communication avant l'audience du rapport du Conseiller Rapporteur (document pourtant fourni à l'Avocat Général) et sur l’impossibilité de répliquer aux conclusions de l'Avocat Général.
Comme les autres gouvernements, le Gouvernement
français avait alors répondu lui-aussi que l'Avocat Général à la Cour de
Cassation n'était pas chargé des poursuites mais qu’il exprimait en toute
indépendance son point de vue sur l'interprétation et l'application de la loi,
et qu'il n'y avait dès lors aucune "rupture d'égalité" des armes
puisque les Magistrats n'étaient pas partie au procès. En ce qui concerne le
rapport du Conseiller Rapporteur, le gouvernement soulevait que celui-ci était
un des membres de la formation du jugement et que son rapport - qui servait d'évidence
à la formation de l'arrêt ultérieur- relevait du secret du délibéré.
Plus habilement, cependant, afin
d’«amortir » à l’avance les effets de la décision à intervenir ou de
brider sa portée, le gouvernement français soutenait qu'au-delà de la règle, la
pratique tempérait l’apparente violation du contradictoire, puisque d'une part,
le rôle diffusé 8 jours avant l'audience à l'Ordre des Avocats aux Conseils
mentionnait le sens du rapport du Conseiller Rapporteur et que, d’autre part,
une pratique constante voulait qu'avant l'audience les avocats soient informés
du sens des conclusions de l'Avocat Général et qu'il serait admis que ceux-ci
déposent ensuite une «note complémentaire » à leur mémoire initial
Tout en semblant, il est vrai – déjà - se satisfaire par ailleurs, de la pratique instaurée depuis les faits de l'espèce, selon laquelle l'Avocat Général «informe » avant le jour de l'audience les conseils des parties, du sens de ses propres conclusions et «permet » le dépôt d'une note en délibéré, pratique qui n’existait pas «à l'époque des faits de la cause ». (Reinhardt et Slimane-Kaïd c. France 31 mars 1998). Ce fut le dernier arrêt de l’ancienne Cour sur la question. La nouvelle Cour devait re-dire la même chose dans son arrêt Voisine su 8 février 2000 ou à défaut pour le requérant d’avoir eu accès aux conclusions de l’avocat général, le requérant n’avait pas bénéficié d’un examen équitable de sa cause devant la Cour de cassation dans le cadre d’une procédure contradictoire en violation de l’article 6 § 1.
On en était là la veille de l’arrêt Kress.
II –KRESS c. France ou de la
spécificité historique du Conseil d’Etat
Dans l’affaire de Madame KRESS, sans se démarquer d’une certaine
continuité, la Cour a étrangement
cherché un subtil distinguo au rôle du Commissaire du Gouvernement devant le
Conseil d’Etat, pour trouver, au prix de nombreuses subtilités sémantiques, des
différences dans des situations qu’elle avait pourtant clairement et
objectivement analysées et caractérisées dans le passé
.
Vingt ans après ou les apparences à l’épreuve du réalisme : Kress 2001
Pour certains, le rejet – à l’ unanimité - de façon très nette du premier grief de Madame KRESS est « un effort louable de « pragmatisme et de réalisme »(sic). (cf. opinion dissidente Wildhaber, Costa, Pastor Ridruejo, Kuris, Birsan, Botoucharova et Ugrekhelidze). Comment ne pas l’écrire ? L’arrêt (et ses opinions séparées) laissent une impression étrange. La Cour ne craint pas à titre liminaire de procéder à une évocation historique de la juridiction administrative française, et de la mythique cassure de 1790 qui fonderait sa spécificité sue le fondement de - principe, que Montesquieu lui-même ne reconnaîtrait pas sur ce point - « la séparation des pouvoirs, au nom de laquelle l’assemblée constituante avait « fait en sorte que l’administration ne soit pas soumise à l’autorité judiciaire [!] ». La Cour de Cassation, à l’histoire - pour le moins aussi illustre et insigne - n’avait pas eu droit aux même honneurs. Dès l’abord, la Cour marque ses références et la fascination que lui inspire la juridiction qu’a présidé René Cassin. Un tel état hypnotique était-il souhaitable dès lors qu’il s’agissait une fois encore –selon la célèbre formule de l’arrêt Borgers - de savoir si la Cour « apercevait» (ou non), ce qui pouvait justifier « de telles restrictions aux droits de la défense » ?
Si l’historique ne concerne que le Conseil d’Etat , il ne peut faire oublier que « juger l’administration », ce n’est pas « aussi et encore administrer », mais c’est aussi juger les droits des citoyens ou des particuliers contre l’administration et apprécier leur droit à procès équitable, et par voie de conséquence à l’égalité des armes, qui concerne l’ensemble de la juridiction administrative.
Sans doute, la Cour se consacre t-elle , ensuite – et selon sa méthode habituelle –à l’appréciation de l’indépendante de et de l’impartialité , à un examen des conditions dans lesquelles fonctionne la juridiction , et dans lesquelles sont nommés les magistrats de l’ordre administratif ainsi que les garanties d’indépendance que présente leur statut. Mais, est ce cela qui est en cause ? Personne au grand jamais n’a envisagé de se prendre à l’indépendance ou à l’intégrité morale des hauts magistrats français quelle qu’en soit la juridiction, et l’eût-il fait qu’il eut encouru à juste titre une unanime réprobation.
Comme dans l’affaire Reinhardt et Slimane-Kaïd (et tant
d’autre avant elles) c’est du rôle du Commissaire du Gouvernement lors de
l’audience qu’il s’agit. Qu’en est-il de la possibilité raisonnable de
présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation
de net désavantage par rapport à son adversaire ?
Tout en se référant expressément à son arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd, la Cour conclut à la
« spécificité » alléguée de la juridiction administrative pour
admettre que par rapport aux juridictions de l’Ordre judiciaire, la juridiction
administrative française présente un certain nombre de spécificités qui
s’expliquent par des raisons historiques .
Et de nous dire que la création est
l’existence même de la juridiction administrative peut être salué comme l’une
des conquêtes les plus éminentes d’un Etat de droit, parce que elle a
compétence pour juger des actes de l’administration .Et, pour un peu nous
finirions par croire, que dans les autres pays d’Europe, l’action de
l’administration n’est soumise à aucun contrôle juridictionnel suspensif.
Plus encore, la Cour accepte la thèse du
Gouvernement français selon lequel le rôle du Commissaire du Gouvernement n’est
nullement celui d’un Ministère Public mais présenterait un caractère sui
generis propre au système du contentieux administratif français. Montesquieu
aurait dit : Prolem sine matre creatam
Et,
dès lors, la motivation s’inscrit en terme d’excuses dont on retrouve l’écho
dans les opinions dissidentes comme si la Cour de Strasbourg était tétanisée à
l’idée d’ « égratigner une institution qui fonctionne depuis un
siècle et demi à la satisfaction générale, qui joue un rôle essentiel dans un
Etat de droit, et qui a considérablement oeuvré en faveur de la justice et des
droits de l’Homme » et... etc... (cf. opinion séparée Wildhaber, Costa, Pastor Ridruejo, Kuris, Bîrsan,
Botoucharova et Ugrekhelidze ). Attitude qui trouvera son parachèvement dans l’opinion séparée
précitée en la forme d’un hommage : « Qu’il nous soit permis,
d’ailleurs, de rappeler l’influence déterminante de plusieurs commissaires du
Gouvernement, membres du Conseil d’Etat, en ce qui concerne l’incorporation de la
Convention européenne des Droits de l’Homme dans le système juridique français,
qu’il s’agisse de la primauté de la Convention par rapport à la loi française,
même postérieure, ou de la jurisprudence relative à l’article 8 et au droit des
étrangers, à l’article 10, à l’article premier du Protocole n° 1 et même à
l’article 6 § 1, ici en cause. ». Certes ! Mais, en la matière, la
Cour de Cassation de France, a maints égards , ne serait-ce, last but not
least, qu’en matière de primauté avec l’arrêt Jacques Vabres, pourrait en
remontrer en antériorité et en substantialité dans le même registre. Or, jamais
elle n’eût droit aux mêmes précautions sémantiques (ni aux mêmes égards de
dispositif).
·
le droit pour les parties à un procès de prendre connaissance de toute
pièce ou observation présentée au juge, fût-ce par un magistrat indépendant
Si elle estime justement que nul n’a mis en doute ni l’indépendance, ni l’impartialité du Commissaire du gouvernement, nul ne songe, à juste titre, à remettre en cause ni son existence ni son statut organique, c’est au regard du principe de l’égalité des armes que doit être examiné ce rôle.
Tout en déclarant cependant que le respect du à une institution constituant un véritable monument historique , ne saurait justifier un manquement aux règles actuelles du droit européen la Cour estime que la convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelle.
On passera à titre liminaire sur les justifications assez faibles tirées des arguments de forme dans une matière où la procédure écrite est reine : l’impossibilité qu’il y aurait de communiquer des conclusions purement orales dont la juridiction n’a connaissance « pour la première fois » qu’à « l’audience publique de jugement de l’affaire » ou sur la fonction de juge rapporteur attribuée au Commissaire du Gouvernement. Pour le surplus, la Cour se réfère à son arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd (où elle avait constaté une violation de l’article 6 § 1 du fait que le rapport du conseiller rapporteur, qui avait été communiqué à l’avocat général, ne l’avait pas été aux parties) où elle avait dit et jugé : « L’absence de communication des conclusions de l’avocat général est pareillement sujette à caution. De nos jours, certes, l’avocat général informe avant le jour de l’audience les conseils des parties du sens de ses propres conclusions et, lorsque, à la demande desdits conseils, l’affaire est plaidée, ces derniers ont la possibilité de répliquer aux conclusions oralement ou par une note en délibéré [...]. Eu égard au fait que seules des questions de pur droit sont discutées devant la Cour de cassation et que les parties y sont représentées par des avocats hautement spécialisés, une telle pratique est de nature à offrir à celles-ci la possibilité de prendre connaissance des conclusions litigieuses et de les commenter dans des conditions satisfaisantes. Il n’est toutefois pas avéré qu’elle existât à l’époque des faits de la cause. »
Et, la Cour d’indiquer
que « à la différence de l’affaire Reinhardt et Slimane-Kaïd, il n’est
pas contesté que dans la procédure devant le Conseil d’Etat, la pratique s’est
instaurée de la communication aux avocats qui en font la demande du sens
général des conclusions que le Commissaire du Gouvernement développera
oralement à l’audience. Et que les
parties peuvent répliquer, par une note en délibéré, aux conclusions du
commissaire du Gouvernement, ce qui permet, et c’est essentiel aux yeux de la
Cour, de contribuer au respect du principe du contradictoire. ». Il n’en
fallait pas plus pour que le Conseil d’Etat français échappé à une condamnation
là où avaient été successivement condamnées les Cours de cassation belge,
française, néerlandaise et la Cour suprême du Portugal..
Et, d’estimer que le requérant ne peut « tirer
du droit l’égalité des armes, mais a droit de se voir communiquer préalablement
à l’audience des conclusions qui ne l’ont pas été à l’autre partie à
l’instance, ni aux rapporteurs, ni aux juges de la formation de
jugement », qui ne les connaissent pas à l’avance.. .
S’il n’est pas un ministère public, le rôle du
Commissaire du gouvernement devant le Conseil d’Etat est-il fonctionnellement
si différent du rôle de l’Avocat général devant la Cour de Cassation, exprimant
en toute objectivité le point de vue de la loi, ou est ce la sémantique
qui créé un flou ? Nul ne peut contester qu’il appartient aussi au Commissaire
du Gouvernement devant la juridiction administrative "d'assister le
Tribunal et de veiller au maintien de l'unité de la jurisprudence, qu'il peut
soulever des moyens d'office, qu'il agit certainement en observant la plus
grande objectivité et que son avis est objectif et motivé en droit, mais
destiné à conseiller et partant, d'influencer la juridiction et que son rôle
consiste à assurer le maintien de l'unité de la jurisprudence » pour
reprendre textuellement les analyses de l’arrêt Vermeulen (§31). On pourrait en outre ajouter :
«Celui-ci n’est pas membre de la formation de jugement. Il a pour mission de
veiller à ce que la loi soit correctement appliquée lorsqu’elle est claire, et
correctement interprétée lorsqu’elle est ambiguë. Il «conseille » les juges
quant à la solution à adopter dans chaque espèce et, avec l’autorité que lui
confèrent ses fonctions, peut influencer leur décision dans un sens soit
favorable, soit contraire à la thèse des demandeurs » (Reinhardt et
Slimane-Kaïd, § 105). De même est-il constant que le rôle des Commissaires du
gouvernement devant la juridiction administrative est «considérable » (Laubadère, Venezia , Gaudemet, Traité de
Droit Administratif , LGDJ, 1994, p. 301, n° 451 - voir aussi Guillien, Les
Commissaires du Gouvernement devant la juridiction administrative R.D.P. 1 955,
p. 28 1) puisqu’ils sont « chargés dans les affaires contentieuses, de
présenter des conclusions dans lesquelles
ils développent et soutiennent le point de vue du droit »
·
le droit pour les parties à un procès de discuter toute pièce ou
observation présentée au juge, fût-ce par un magistrat indépendant
C’est justement en se référant à son arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd , pour y voir immédiatement une distinction
qui change la nature du problème :
·
puisque, indique la Cour , les avocats devant le Conseil d’Etat (qui au
passage sont les mêmes que devant la Cour de Cassation !) qui le
souhaitent, peuvent demander au Commissaire du Gouvernement, avant l’audience,
le « sens général » de ses conclusions .
·
et qu’en outre, s’il est exact qu’à l’audience les
parties au litige ne peuvent donc pas prendre la parole après le Commissaire du
Gouvernement , elles ont toutefois la possibilité , consacrée par la pratique,
de faire parvenir à l’organe de jugement une « note en délibéré »
pour compléter leurs observations
Ainsi la était la solution : la note en
délibéré, source de purification contradictoire. Si le procédé perçait en
filigrane à l’ époque de l’arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd, il ne semble
satisfaire personne. La Commission (qui existait encore à l’époque) n’avait
pas, quant à elle, été trompée par l’habile esquive et avait répondu avec
pertinence que «dans ces conditions », il ne s'agissait pas d'une
possibilité véritable de commenter les observations présentées ».
Serait-ce devenu inexact ? Et la Cour avait constaté à son tour, avec une
certaine précaution de langage, que dès lors qu’il n'était pas contesté que
l'intégralité du rapport et le projet d'arrêt avaient été communiqués à
l'Avocat Général, le déséquilibre créé, faute d'une communication identique du
rapport aux conseils du requérant, ne s'accordait pas avec les exigences du
procès équitable La Cour elle-même
avait ajouté, sans prendre une position très tranchée, que l'absence de
communication des conclusions de l'Avocat Général au requérant était
"sujette à caution » (sic). Sans biser l’unanimité polie, l’opinion
séparée de Mme Tulkens, de MM. Rozakis et Casadevall est révélatrice à cet
effet par son ton résigné :
« Si elle ne suffit donc pas à elle seule à garantir le respect de
ce principe, la note en délibéré peut cependant y contribuer» Mais elle va plus
loin dans l’ironie induite en recourant à la chute suivante : « et,
sans doute, pourrait-elle le faire davantage encore si, sans bouleverser
l’équilibre fondamental du procès devant le Conseil d’Etat, ses modalités
d’exercice étaient améliorées et si le juge administratif avait l’obligation
d’en tenir compte. » Ah qu’en termes choisis...
Etait-ce
donc vraiment bien la peine d’élaborer progressivement cette grande et belle
théorie de l’égalité des armes, de la fouiller, de la ciseler notamment en ce
qui concerne le rôle de l’Avocat Général devant les Cours Suprêmes et plus
particulièrement celui de la Cour de Cassation Française dont la compétence, la
conscience du droit, la hauteur de vue,
la rigueur juridique ne le cèdent pas au Commissaire du gouvernement du Conseil
d’Etat ? De l’étendre au droit de répondre à toute observation présentée par un
magistrat indépendant ? Etait-il utile de sanctionner successivement les
prestigieuses Cours de Cassation de plusieurs pays depuis l’arrêt Borgers, pour
finalement admettre qu’une pratique identique, parce qu’elle concerne une
juridiction crée pour juger de « l’action de
l’administration » puisse se satisfaire de l’envoi d’une note en
délibéré ? Les Avocats qui le souhaitent n’ont ils jamais pu demander à un
Avocat à la Cour de Cassation (et même à un rapporteur) quel est le sens
général de ses conclusions ?
L’Avocat Général devant la Cour de Cassation n’est il pas un personnage
indépendant, impartial, dont la compétence et l’autorité ne sont contestées par
personne ?
On ne peut que regretter que la Cour de Strasbourg n’ait pas souhaité voir s’approfondir le caractère contradictoire du débat devant la juridiction administrative française, comme elle avait tenu à le faire jusque, et y compris à l’ultime stade devant la Cour de Cassation française, et ce, pour des motifs qui laissent planer une grande interrogation.
Sans
doute serait-il facile d’en conclure, que le « lobbying » du Conseil
d’Etat auprès de la Cour pour démontrer
que la procédure administrative française était en tous points conforme
à la règle de l’égalité des armes aura été plus efficace que celui de la Cour
de Cassation. Et la Haute juridiction de l’ordre judiciaire ne pourra
rétrospectivement que regretter davantage de n’avoir va su défendre sa
procédure, qui avait elle aussi conquis ses lettes de noblesses, et su
« vendre » la pratique de la « note en délibéré » - appelée
désormais en toutes matières à une grande consécration - pour remplir les
exigences d’une réponse effective aux conclusions de l’avocat général.
Ces regrets ne seront pas seulement partagés. Ils sont –mais pour autre cause- d’ores et déjà rejoints par une partie de la Grande Chambre qui a elle même considéré le présent arrêt « regrettable », mais parce qu’il avait accueilli.... l’un des moyens du recours, en faisant – une nouvelle fois - céder le réalisme sous les forces de l’apparence.
« Il est regrettable que cet effort n’ait pas été plus complet » faisant « la part trop belle aux apparences, au détriment de traditions nationales respectables et, en définitive, de l’intérêt réel des justiciables » indiquent les juges (et non les moindres) Wildhaber, Costa, Pastor Ridruejo, Kuris, Birsan, Botoucharova et Ugrekhelidze (donnant ainsi au passage la tendance du président de la juridiction mis en minorité sur le point) au sujet du constat de violation néanmoins opéré par la Cour sur le recours de Madame KRESS..
Car, la Cour n’a pu faire autrement, à peine d’opérer ouvertement un revirement, la projetant trente et un an en arrière, et la faisant revenir au onzième arrêt de son histoire (l’arrêt Delcourt) que de condamner la présence du Commissaire du Gouvernement aux délibérés de la juridiction administrative.
Sans doute, dira t’on, la décision était elle en droite ligne des arrêts BORGERS, et Lobo Machado. Inversant les facteurs de l’arrêt Vermeulen, où la Cour avait estimé que la seule impossibilité pour l'intéressé de pouvoir répondre avant la clôture de l'audience aux conclusions (alors jugée condamnable !) constituait à elle seule une violation de l'article 6 par. 1 qui n’était que renforcée par la participation de l'Avocat Général à la délibération de la Cour de Cassation belge, après avoir absous la non communication des conclusions du Commissaire du Gouvernement, la Cour apprécie séparément ce qu’elle appelle elle-même la « circonstance aggravante » des affaires Vermeulen et Lobo Machado, c’est à dire le fait que le commissaire du Gouvernement participe au délibéré même s’il n’y vote pas. Et elle estime que la circonstance aggravante est punissable tandis que le fait principal est absout car la requérante n’aurait pas joui, du fait de cette assistance, de garanties procédurales du même ordre que celles qui ont conduit la Cour unanime à écarter le premier grief. C’est cette assistance à elle seule qui constitue une violation.
Ici, la
Cour appliquant la « théorie » des apparences, a entendu réserver l’apparence
d’une garantie de bonne justice, aux yeux du justiciable, qu’elle n’avait pas
cru devoir à nouveau consacrer sur le premier grief, quitte à néant toute son
œuvre prétorienne passée, à l’effectivité des débats contradictoire. Elle fait
une assimilation complète entre l’Avocat Général (devant la Cour de Cassation
de Belgique!) et le commissaire du Gouvernement (devant le Conseil d’Etat
Français). Elle estime, que sur le plan de l’image de la justice pour le
justiciable, voir le Commissaire du Gouvernement se retirer avec la formation
de jugement afin d’assister aux délibérés dans le secret de la Chambre du
Conseil, est évidemment désastreux au plan de l’application de la maxime
«justice must only be done but seen to bee done », traduit (toujours mal
puisqu’intraduisible) en français
« il doit être visible que la justice est rendue
impartialement » :
« en s’exprimant publiquement sur le rejet ou l’acceptation
des moyens présentés par l’une des parties, le commissaire du Gouvernement
pourrait être légitimement considéré par les parties comme prenant fait et
cause pour l’une d’entre elles. Pour la Cour, un justiciable non rompu aux
arcanes de la justice administrative peut assez naturellement avoir tendance à
considérer comme un adversaire un commissaire du Gouvernement qui se prononce
pour le rejet de son pourvoi. A l’inverse, il est vrai, un justiciable qui
verrait sa thèse appuyée par le commissaire le percevrait comme son
allié »
Elle
considère en effet que l’éventuel avantage pour la formation de jugement de
cette assistance purement technique (même si le Gouvernement français à omis de
soutenir comme le faisait le gouvernement belge, jadis qu’il s’agissait de
contribuer à l’unité de la jurisprudence et d’aider à la rédaction finale de
l’arrêt….) est à mettre en balance avec l’intérêt supérieur du justiciable, qui
doit avoir la garantie que le Commissaire du Gouvernement ne puisse pas, par sa
présence, exercer une certaine influence sur l’issue du délibéré. « Tel
n’est pas le cas dans le système français actuel ».
Un autre argument tiré de la pratique du droit
communautaire n’a pas échappé à la Cour de Strasbourg : devant la Cour de
Justice des Communautés européennes, l’Avocat général, lui, n’assiste pas au
délibéré.
Mais,
en terme d’influence, est ce véritablement l’assistance au délibéré – pour
« insolite » -comme constaté dans l’arrêt Delcourt – ou inopportune
qu’elle puisse apparaître à la Cour - qui compte, ou la prise de position
publique à laquelle la partie ne peut – utilement répliquer sinon par une note
en délibéré, qui elle même pourrait impliquer une réponse éventuelle d’une
autre partie ou du Commissaire du Gouvernement, et suffit à démontrer que le
débat contradictoire n’est pas parvenu à son stade achevé, lorsque le jugement
est rendu. privil2gier cet acte au regard de l’égalité des armes ? Qu’importe après tout cette
« participation » qu’on nous sont impassible au délibéré ! Mais
n’est ce pas a contrario reconnaître un
rôle non neutre au commissaire du gouvernement qui chercherait à exercer une
influence dans les salons feutrés des délibérés comme s’il y avait un intérêt
partisan, qui de plus fort justifierait que s’instaure avec lui un débat
contradictoire avant et pendant l’audience ? Les apparences ont décidément
pris le pas sur les réalités au point de les submerger. Permettre au
justiciable de redouter une telle influence dans le secret du délibéré n’est ce
pas ajouter à l’impérieuse nécessité de voire s’instaurer au préalable un débat
à armes égales au grand jour ?
La belle unanimité a été ici rompue. C’est par
une majorité de dix voix contre sept que la violation a été constatée. Et la
minorité « humble mais ferme » des sept irréductibles s’est en
vivement émue, estimant que « notre Cour est, dans ce domaine, allée déjà
très loin dans le passé (en fait, depuis l’arrêt Borgers de 1991 – qui fut un
revirement de jurisprudence par rapport à l’arrêt Delcourt de 1970), et la
majorité de la Grande Chambre, dans cette affaire, va trop loin malgré
l’article premier du dispositif ». Ainsi, nous est donnée une clef de
lecture de la décision : il s’agit ni plus ni moins pour une partie active
de la Cour de remettre en cause la jurisprudence Borgers. Retour à la
case Delcourt ?
Sur un plan théorique on l’admettrait avec
tristesse. Qu’en serait-il alors de la belle théorie de l’égalité des armes
dans le procès ?
Rapportée au cas d’espèce, et sur un plan
pratique les regrets seront à l’unisson. Car, en filigrane il y a le
déroulement global de la procédure administrative et la perception que peuvent
en avoir les justiciables. L’égalité des armes n’est pas réservée au stade
suprême de la procédure auquel n’accède qu’un nombre d’affaires limité. Ce qui
existe devant le Conseil d’Etat n’existe pas véritablement devant les
juridictions de fond. La nécessité d’une procédure ainsi que l’a rappelé la
Cour doit s’analyser d’une façon globale.
Ni devant les Tribunaux administratifs, ni devant les Cours Administratives d’appel, les parties n’ont connaissance à l’avance des conclusions du Commissaire du Gouvernement, et n’ont pas les moyens réels et utiles de déposer une note en délibéré opérant une discussion effective de nature à remettre en cause la décision. Certes dira-t-on au stade du Conseil d’Etat les arguments ont été lissés, polis et plusieurs fois recommencés. Certes, ajoutera-t-on, devant les juridiction inférieures, l’appel (ou le pourvoi) a t-il permis une réplique pour la partie mécontente aux conclusions du Commissaire du gouvernement. L’argument ne serait pas convaincant, le respect du contradictoire ne s’analysant pas en terme de voies de recours.
Il resterait à espérer, que les avocats par la pratique généralisée de la demande de communication préalable des conclusions du Commissaire du gouvernement et la pratique de la note en délibéré devant la juridiction administrative, sauront créer les conditions d’un véritable débat contradictoire, au risque de provoquer une réouverture systématique des débats qui n’aurait pas lieu si la réponse se situait en amont, ce qui achèverait de démontrer que l’égalité des armes, ne saurait varier ni au gré des frontières (fussent-elles de compétence), ni au gré des ordres juridictionnels ou des instances procédurales. Le principe est un et indivisible. Il est un droit de l’individu et non un privilège organique de la juridiction.
Bertrand FAVREAU
Vermeulen c. Belgique 20 février 1996
Van Orshoven c. Belgique 25 juin 1997
Werner c. Autriche 24 novembre
1997
K.D.B. c. Pays-Bas 27 mars 1998
J.J. c. Pays-Bas 27 mars 1998
Reinhardt et Slimane-Kaïd c.
France 31 mars 1998
Voisine c. France 8 février 2000
I - FRANCE : CONSEIL D’ETAT
La Cour estime que la procédure suivie devant le Conseil d’Etat offre suffisamment de garanties au justiciable et qu’aucun problème ne se pose sous l’angle du droit à un procès équitable pour ce qui est du respect du contradictoire
IMPOSSIBILITE D’OBTENIR PREALABLEMENT A L’AUDIENCE COMMUNICATION DES CONCLUSIONS DU COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT ET DE POUVOIR Y REPLIQUER A L’AUDIENCE (Non violation article 6 § 1) PARTICIPATION DU COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT AU DELIBERE
(Violation de l’article 6 § 1 )
KRESS c. FRANCE
Cour
(Grande chambre)
07/06/2001
En 1986, Marlène Kress, requérante subit une intervention chirurgicale gynécologique, sous anesthésie générale aux Hospices Civils de Strasbourg. Dans les jours qui suivirent elle fut victime d’accidents vasculaires qui entraînèrent une invalidité de 90 %, et d’une brûlure à l’épaule causée par le renversement d’une tasse de tisane brûlante.
Saisi d’une demande en
référé en désignation d’expert, le président du tribunal administratif de
Strasbourg désigna un médecin qui conclut à l’absence d’erreur médicale.
En août 1987, la requérante introduisit un recours devant le tribunal administratif tendant à l’indemnisation de son préjudice par les Hospices civils. En mai 1990, le tribunal administratif ordonna une nouvelle expertise et, en septembre 1991, il rendit son jugement aux termes duquel seul était indemnisé le préjudice résultant de la brûlure à l’épaule.
En avril 1993, la cour
administrative d’appel de Nancy rejeta le recours de la requérante. Celle-ci
forma un pourvoi en cassation devant le Conseil d’Etat. Elle n’eut pas
connaissance des conclusions du commissaire du Gouvernement avant que celui-ci
ne les prononce à l’audience. Ne pouvant plus reprendre la parole après
l’intervention du commissaire du Gouvernement, elle exprima néanmoins un ultime
point de vue dans une note en délibéré soumise à la juridiction avant qu’elle
ne statue. Le Conseil d’Etat rejeta ce pourvoi le 30 juillet 1997. Invoquant
l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante se plaint de ne pas avoir
bénéficié d’un procès équitable en raison, d’une part, de l’impossibilité
d’obtenir préalablement à l’audience communication des conclusions du
commissaire du Gouvernement et de pouvoir y répliquer à l’audience et, d’autre
part, de la participation du commissaire du Gouvernement au délibéré. Elle se
plaint également, au regard de l’article 6, de la durée excessive de la
procédure.
L’Ordre des Avocats à la Cour de cassation et au Conseil
d’Etat a été autorisé à participer à la procédure. Une audience a eu lieu le 11
octobre 2000. L’arrêt a été
« EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
11. Le 8 avril 1986, la requérante, à l’époque âgée de 44 ans, subit
une intervention chirurgicale gynécologique, sous anesthésie générale, aux
Hospices Civils de Strasbourg.
12. A son réveil, elle fut victime d’un syndrome neurologique. Dans les
jours suivants, elle fut victime d’un nouvel accident vasculaire ainsi que
d’une brûlure à l’épaule causée par le renversement d’une tasse de tisane.
Depuis lors, elle est atteinte d’une invalidité au taux de 90 % ; elle est
hémiplégique, présente des troubles de la coordination des membres supérieurs,
s’exprime avec difficulté et souffre de diplopie.
13. Le 27 mai 1986, la requérante saisit le Président du tribunal
administratif de Strasbourg d’une demande en référé en désignation d’expert.
Par ordonnance du 28 mai 1986, ce magistrat désigna un expert, qui déposa le 2
juin 1986 un rapport concluant à l’absence d’erreur sur le plan médical.
14. Le 6 août 1987 (après rejet d’une réclamation préalable du 22 juin
1987), la requérante introduisit une requête devant le tribunal administratif
de Strasbourg afin de réclamer l’indemnisation de son préjudice par les
Hospices Civils de Strasbourg.
15. Par conclusions du 21 octobre 1987, la requérante demanda une
expertise détaillée et approfondie, en critiquant les conclusions du rapport
établi le 2 juin 1986.
16. Par lettres des 10 novembre 1988 et 11 janvier 1989, les avocats de
la requérante demandèrent l’audiencement de cette procédure. Il leur fut
répondu par le greffier en chef du tribunal administratif (lettres des 18
novembre 1988 et 13 janvier 1989) « qu’en raison de l’encombrement du rôle, il
n’est pas possible de prévoir actuellement la date à laquelle l’affaire (...)
pourra être appelée à l’audience ».
17. Celle-ci fut finalement fixée au 19 avril 1990.
18. Par jugement prononcé le 25 mai 1990, le tribunal administratif de
Strasbourg ordonna un supplément d’instruction afin de procéder à une expertise
confiée à un collège de deux experts.
19. Ceux-ci déposèrent le 23 octobre 1990 les conclusions suivantes :
« Pour ce qui concerne la thrombose artérielle cérébrale survenue le 8
avril et le 17 avril 1986, rien dans l’état clinique de Mme KRESS ni dans le
résultat des bilans, ne permettait d’en faire la prévision. Les soins mis en
oeuvre devant cette complication se sont révélés adaptés à l’état de santé de
l’opérée et conformes aux données actuelles de la science. Pour ce qui concerne
la brûlure de l’épaule gauche, les experts la rattachent à un défaut
d’assistance et d’organisation du service. »
20. La requérante critiqua cette expertise et chiffra son préjudice par
conclusions motivées du 22 mars 1991.
21. L’audience fixée au 4 avril 1991 fut, à la demande des Hospices
Civils de Strasbourg, reportée au 13 juin 1991.
22. Par jugement prononcé le 5 septembre 1991, le tribunal
administratif de Strasbourg fixa à 5 000 francs français le montant du
préjudice de la requérante résultant de sa brûlure à l’épaule mais rejeta la
demande d’indemnisation pour le surplus.
23. La requérante interjeta appel de ce jugement devant la cour
administrative d’appel de Nancy. Par arrêt du 8 avril 1993, cette juridiction
le rejeta au motif que les circonstances de l’hospitalisation n’avaient fait
apparaître, quelle que soit la gravité des suites de l’intervention
chirurgicale, ni défaut d’information sur sa nature et ses conséquences prévisibles,
ni faute ou présomption de faute dans l’organisation ou le fonctionnement du
service.
24. Le 11 juin 1993, la requérante, représentée par un avocat à la Cour
de cassation et au Conseil d’Etat, forma un pourvoi en cassation contre cet
arrêt devant le Conseil d’Etat et déposa un mémoire ampliatif le 11 octobre
1993. Se référant à un arrêt d’assemblée du Conseil d’Etat du 9 avril 1993
intervenu entre-temps (arrêt Bianchi du 9 avril 1993, RFDA 1993, p. 574), qui
avait consacré l’extension de la responsabilité sans faute en matière
hospitalière aux aléas thérapeutiques, elle souleva comme moyen unique de
cassation le fait qu’en l’espèce la responsabilité sans faute du centre
hospitalier aurait dû être retenue. Elle considérait en effet qu’il y avait un
lien de cause à effet entre l’intervention et le dommage, que l’existence du
risque était connue, même si sa réalisation était exceptionnelle, et qu’elle
avait subi, au sens de l’arrêt Bianchi, un dommage spécial et d’une extrême
gravité.
25. Les Hospices Civils de Strasbourg déposèrent un mémoire en défense
le 12 septembre 1994, auquel la requérante répliqua le 16 janvier 1995. Les
Hospices Civils déposèrent encore un mémoire en duplique le 10 mars 1995.
26. L’affaire fut appelée à l’audience publique du 18 juin 1997 devant
les 5ème et 3ème sous-sections réunies et examinée sur le
rapport de la 5ème sous-section. Après avoir entendu les
observations du conseiller rapporteur, les observations des avocats des parties
et, en dernier lieu, les conclusions du Commissaire du Gouvernement, le Conseil
d’Etat mit l’affaire en délibéré. L’avocat de la requérante produisit alors
encore une note en délibéré pour faire valoir que le Commissaire du
Gouvernement avait à tort exprimé des doutes sur le caractère d’extrême gravité
des troubles dont était atteinte la requérante depuis l’opération du 8 avril
1986.
27. Par arrêt prononcé le 30 juillet 1997, le Conseil d’Etat rejeta le
pourvoi de la requérante aux motifs que :
« Considérant qu’il résulte des pièces soumises aux juges du fond que Mme
KRESS a subi une hystérectomie le 8 avril 1986 au centre hospitalier
régional de Strasbourg ; qu’à la suite de cette intervention, qui a eu lieu
dans des conditions normales, des complications postopératoires, qui se sont
manifestées à deux reprises, ont entraîné de graves séquelles invalidantes et
un préjudice dont M. et Mme KRESS ont demandé réparation en
invoquant devant les juges du fond les fautes qu’aurait commises le centre
hospitalier ; que devant le juge de cassation, M. et Mme KRESS
soutiennent pour la première fois que la responsabilité sans faute du centre
aurait dû être engagée ;
Considérant qu’à partir de l’appréciation souveraine des faits à
laquelle elle a procédé, la cour administrative d’appel de Nancy a
nécessairement rejeté la responsabilité sans faute du centre hospitalier
régional de Strasbourg dans les préjudices invoqués par Mme KRESS ;
que, ce faisant, la cour n’a pas commis d’erreur de droit dès lors qu’il
ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que les conditions de
mise en jeu d’une telle responsabilité n’étaient pas réunies ».
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE PERTINENTS
A. Naissance et évolution de la
juridiction administrative
28. L’histoire de la juridiction administrative française se confond,
pour l’essentiel, avec celle du Conseil d’Etat. En 1790, l’Assemblée
constituante mit en pratique la théorie de la séparation des pouvoirs et fit en
sorte que l’administration ne soit pas soumise à l’autorité judiciaire. Elle
garda de l’Ancien Régime le principe que la puissance publique devait être
jugée par une juridiction particulière, en vertu de l’idée selon laquelle «
juger l’administration, c’est aussi et encore administrer ». Cette juridiction
fut créée par le Consulat en 1799 : ce fut le Conseil d’État, institué par
l’article 52 de la Constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799). Il
reçut une double mission, administrative (participer à la rédaction des textes
les plus importants) et contentieuse (résoudre les litiges liés à
l’administration).
29. En 1849, une loi lui confia la justice « déléguée », c’est-à-dire
qu’il jugea dès lors « au nom du peuple français ». La IIIème
République donna au Conseil d’Etat une structure que l’on retrouve encore
aujourd’hui. Son rôle fut précisé par la loi du 24 mai 1872, qui revit les
termes de la loi de 1849 et créa définitivement la justice déléguée.
30. La période de l’après-guerre fut essentiellement celle de
l’organisation de la juridiction administrative. La Constitution de 1958, qui
ne consacre que trois articles (les articles 64, 65 et 66) à l’autorité
judiciaire, notamment pour prévoir que les magistrats du siège (et non ceux du
parquet) sont inamovibles, ne mentionne pas sous ce titre le Conseil d’Etat ou
les autres juridictions administratives. En 1953, les tribunaux administratifs
succédèrent aux conseils de préfecture, qui existaient depuis 1799. La loi du
31 décembre 1987, entrée en vigueur en 1989, compléta l’ordre juridictionnel en
créant les cours administratives d’appel, auxquelles fut transféré l’essentiel
des compétences d’appel. Juridiction suprême de l’ordre administratif, le
Conseil d’État est devenu le juge de cassation de ces nouvelles cours et de
différentes juridictions spécialisées, telle que la Cour des comptes.
B. Statut des magistrats de l’ordre
administratif
31. Les magistrats de l’ordre administratif bénéficient d’un statut
particulier, distinct de celui des magistrats judiciaires du siège comme du
parquet. Ils relèvent du statut général de la fonction publique ; toutefois,
ils disposent en pratique de l’indépendance et de l’inamovibilité (voir
paragraphe 35 ci-dessous). En 1980, une décision du Conseil constitutionnel
(CC, 22 juillet 1980, JO 24 juillet, p. 1868) consacra l’existence et
l’indépendance de la juridiction administrative, qui figurent parmi les
principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ayant rang
constitutionnel.
32. Le Conseil d’État comprend environ 300 membres dont les deux tiers
sont en activité au sein du Conseil et un tiers à l’extérieur. Il est présidé
en droit par le premier ministre et, en fait, par le Vice-président du Conseil
d’Etat. En vertu de l’article 13, troisième alinéa, de la Constitution, relatif
aux pouvoirs de nomination du président de la République, tous les conseillers
d’Etat sont nommés par décret du Président de la République pris en Conseil des
Ministres, tandis que les auditeurs et maîtres des requêtes sont nommés par
décret simple du Président, en vertu de l’article 2 de l’ordonnance du 28
novembre 1958 portant loi organique relative aux emplois civils et militaires.
1. Le recrutement des membres du Conseil d’État
33. Le recrutement des membres du Conseil d’État se fait de deux façons
: soit par concours, soit par le tour extérieur. Les auditeurs, recrutés par
concours à la sortie de l’Ecole Nationale d’Administration, deviennent, par
avancement, maîtres des requêtes après environ trois ans de carrière, puis
conseillers d’État environ douze ans plus tard. Les nominations au tour
extérieur sont soumises à l’avis du Vice-président du Conseil d’État.
2. Les garanties d’indépendance
34. Le statut des membres du Conseil d’État est moins défini par les
textes que garanti par la pratique. Au titre des premiers, il faut mentionner
le décret du 30 juillet 1963 qui porte statut des membres du Conseil d’État. Ce
statut est très proche du droit commun de la fonction publique (et, notamment,
aucune inamovibilité n’est prévue), à plusieurs exceptions près : aucune
notation n’est prévue, aucun tableau d’avancement n’est établi et une
commission consultative remplace à la fois la commission administrative
paritaire et le comité technique paritaire.
35. C’est finalement davantage de la pratique que viennent les
garanties dont jouissent les membres du Conseil d’État. Trois usages sont à cet
égard aussi anciens que décisifs : tout d’abord, la gestion du Conseil d’État
et de ses membres est assurée de façon interne, par le bureau du Conseil
d’État, composé du Vice-président, des six présidents de section et du
secrétaire général du Conseil d’État, sans interférences extérieures. En
particulier, il n’y a pas, au sein de la juridiction administrative, la
distinction entre magistrats du siège et du parquet qui existe pour les juges
de l’ordre judiciaire, où les membres du parquet sont soumis à l’autorité hiérarchique
du ministre de la Justice.
Ensuite, même si les textes ne garantissent pas l’inamovibilité des
membres du Conseil, en pratique, cette garantie existe. Enfin, si l’avancement
de grade se fait, en théorie, au choix, il obéit dans la pratique, et suivant
un usage qui remonte à la moitié du XIXe siècle, strictement à
l’ancienneté, ce qui assure aux membres du Conseil d’État une grande
indépendance, tant à l’égard des autorités politiques qu’à l’égard des
autorités du Conseil d’État elles-mêmes.
36. Au sein du Conseil d’État, la plupart des fonctions peuvent être
exercées par tous les membres quel que soit leur grade. Ainsi, la fonction de
commissaire du Gouvernement, si elle est généralement confiée à des maîtres des
requêtes, peut également être assurée par des auditeurs ou des conseillers
d’État.
37. La loi du 31 décembre 1987 a institué un Conseil supérieur des
tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, dont la
composition assure l’indépendance et la représentativité. Le Conseil a un rôle
consultatif général pour les questions concernant le corps (mesures
individuelles intéressant la carrière, l’avancement, la discipline des
magistrats).
C. L’activité juridictionnelle
contentieuse
38. La procédure administrative contentieuse s’est construite pour
l’essentiel sous l’influence du juge administratif lui-même. Elle s’efforce de
réaliser un compromis entre l’intérêt général incarné dans le procès par
l’administration et les intérêts des particuliers qui doivent être protégés
efficacement contre les abus de la puissance publique. Il s’agit d’une
procédure inquisitoire, écrite et peu coûteuse, dont la spécificité réside dans
l’existence d’un justiciable public.
39. Le Conseil d’État est composé de cinq sections administratives
(Intérieur, Finances, Travaux Publics, Sociale, Rapport et études) et d’une
section du contentieux, elle-même divisée en dix sous-sections.
D. Le déroulement de la procédure devant
le Conseil d’Etat
1. Le rôle du rapporteur
40. Lorsque une affaire a été attribuée à une sous-section, le
président de celle-ci désigne l’un de ses membres comme rapporteur chargé d’en
faire l’étude. Après un examen attentif des pièces du dossier, le rapporteur
rédige un projet de décision. Ce projet est accompagné d’une note qui a pour
objet d’expliquer le raisonnement qui conduit de la requête au projet. Elle
comprend un examen des questions de recevabilité (dont la compétence et
l’examen d’office de l’existence d’un vice d’ordre public) et doit expliquer la
réponse apportée à chaque moyen soulevé dans la requête, par référence soit aux
pièces du dossier, soit à des textes, soit à la jurisprudence. En annexe à
cette note, le rapporteur fait figurer une copie des textes et de la
jurisprudence sur lesquels il s’est fondé pour rédiger le projet de décision.
Le dossier passe ensuite entre les mains du réviseur, fonction assumée
dans chaque sous-section par le président ou l’un de ses deux assesseurs. Le
réviseur réexamine les pièces du dossier et se fait une opinion sur la solution
à apporter au litige. Il peut rédiger lui-même un autre projet de décision en
cas de désaccord avec le rapporteur. Une fois le projet de décision révisé,
l’affaire est inscrite au rôle d’une séance d’instruction de la sous-section,
où le projet fera l’objet d’une discussion collégiale, en présence du
commissaire du Gouvernement, qui ne prend toutefois pas part au vote sur le
projet. Ce n’est qu’après adoption du projet de décision par la sous-section
que le dossier est ensuite transmis au commissaire du Gouvernement pour lui
permettre soit de préparer ses conclusions, soit de demander la convocation
d’une nouvelle séance d’instruction ou le renvoi de l’affaire à une autre
formation.
2. Le rôle du commissaire du Gouvernement
41. L’institution du commissaire du Gouvernement date d’une ordonnance
du 12 mars 1831. A l’origine, comme son nom l’indique, elle était conçue pour
représenter le point de vue du Gouvernement mais, très rapidement, cette
fonction disparut (au plus tard en 1852). Le titre est resté, mais il est trompeur.
L’institution est devenue depuis lors l’une des originalités extérieurement les
plus marquantes de la juridiction administrative française, notamment parce que
le commissaire du Gouvernement s’est rapidement affirmé comme un magistrat
totalement indépendant des parties.
Le commissaire du Gouvernement joue un rôle traditionnellement très
important dans la formation de la jurisprudence administrative : la plupart des
grandes innovations jurisprudentielles sont intervenues à la suite de
conclusions célèbres du commissaire du Gouvernement. En outre, compte tenu du
fait que les arrêts du Conseil d’Etat sont toujours rédigés de manière très
elliptique, souvent seule la lecture des conclusions du commissaire du
Gouvernement permet, lorsqu’elles sont publiées, de comprendre la ratio
decidendi des arrêts rendus.
a) Nomination
42. Aux termes du décret n° 63-766 du 30 juillet 1963 relatif à
l’organisation et au fonctionnement du Conseil d’Etat, les commissaires du
Gouvernement sont pris parmi les maîtres des requêtes et auditeurs au Conseil
d’Etat ou, exceptionnellement, parmi les conseillers. En vertu de l’article R
122-5 du code de la justice administrative, ils sont nommés par décret du
premier ministre, pris sur proposition du Garde des Sceaux, après présentation
par le Vice-président du Conseil d’Etat délibérant avec les présidents de
section. En pratique, les propositions du Conseil d’Etat sont toujours
entérinées. La nomination à la fonction de commissaire du Gouvernement, qui
n’est pas un grade, se fait sans limitation de durée mais un commissaire du
Gouvernement ne peut rester en fonctions plus de dix ans et, en pratique, il ne
le reste guère plus de deux ou trois ans.
Il existe deux commissaires du Gouvernement pour chacune des dix
sous-sections formant la section du contentieux mais il n’y a pas de hiérarchie
entre les commissaires du gouvernement, et ceux-ci ne constituent pas un «
corps ».
b) Rôle du commissaire du
Gouvernement pendant l’instruction de l’affaire
43. Membre du Conseil d’Etat et attaché à la sous-section qui est à la
base de la formation de jugement appelée à donner une solution à l’affaire, il
assiste, sans voter et généralement en silence, à la séance d’instruction où
les affaires sont présentées par les rapporteurs, et reçoit copie du projet
d’arrêt adopté par la sous-section et révisé par le réviseur. Lorsque sa
position sur un dossier est différente de celle de la sous-section, il peut
venir en discuter avec celle-ci lors d’une autre séance d’instruction. Si le
désaccord persiste et s’il estime que l’affaire est suffisamment importante, il
dispose de la faculté (rarement utilisée en pratique) de demander le renvoi de
l’affaire soit à la Section du contentieux, soit à l’Assemblée (article 39 du
décret du 30 juillet 1963 relatif à l’organisation et au fonctionnement du
Conseil d’Etat). Ce n’est qu’après qu’il préparera ses conclusions en vue de la
séance publique de jugement. Ces conclusions, généralement exclusivement
orales, ne sont communiquées ni aux parties, ni au rapporteur ni aux membres de
la formation de jugement.
c) Rôle du commissaire du
Gouvernement lors de l’audience de jugement
44. La pratique s’est instaurée de la communication aux avocats qui en
font la demande, préalablement à l’audience, du sens général des conclusions
que le commissaire du Gouvernement développera oralement à l’audience. Compte
tenu du nombre d’affaires à juger (environ 500 par an pour chaque commissaire
du Gouvernement), les conclusions du commissaire du Gouvernement, qui demeurent
sa propriété exclusive, sont en effet souvent uniquement orales. Il est
totalement libre de verser ou non celles qu’il a décidé de rédiger par écrit
aux archives du Conseil d’Etat ou de les publier, pour les affaires
importantes, en annexe aux arrêts du Conseil d’Etat qui font l’objet d’une
publication dans le recueil officiel ou dans des revues juridiques.
45. A l’audience, le commissaire du Gouvernement prononce
obligatoirement ses conclusions, qui doivent être motivées, car il ne peut s’en
remettre à la sagesse de la juridiction.
46. Le rôle du commissaire du Gouvernement lors de l’audience a été
ainsi décrit par un ancien membre du Conseil d’Etat, T. Sauvel, en 1949 :
« Une fois l’affaire en séance publique, le rapporteur ayant lu son
rapport, qui est un simple résumé des pièces et qui ne mentionne en rien l’avis
de la sous-section, les avocats ayant plaidé s’ils ont estimé la chose
opportune, le commissaire se lève et c’est lui qui se trouve ainsi parler en
dernier, même après l’avocat du défendeur. Il expose toute l’affaire ; il
analyse et critique tous les moyens et fait de même pour toutes les règles de
jurisprudence susceptibles d’être invoquées ; bien souvent il montre la marche
suivie par cette jurisprudence, souligne les étapes déjà franchies par elle et
laisse entrevoir certaines étapes à venir. Enfin il conclut au rejet ou à
l’admission de la requête. Tout ceci oralement, sans jamais déposer de
conclusions écrites. Tout ceci en son nom personnel, sans avoir à se conformer
à l’avis de la sous-section, sans avoir d’ordres à recevoir ni d’un procureur
général, car il n’y en a pas, ni d’aucun supérieur hiérarchique, président ou
ministre. C’est de sa conscience seule qu’il dépend. Il est un rouage essentiel
de la procédure administrative, et c’est à lui peut-être qu’elle doit sa
véritable originalité. Maintes conclusions, dépassant de très loin les cas
d’espèce, sont des pages de doctrine, et les plaideurs et les commentateurs
vont s’y reporter pendant longtemps. »
47. Le commissaire du Gouvernement a pour mission, selon les termes
employés par le Conseil d’Etat lui-même (10 juillet 1957, Gervaise, Rec. Lebon,
p. 466, rappelés par 29 juillet 1998, Esclatine) :
« d’exposer au conseil les questions que présente à juger chaque
recours contentieux et de faire connaître, en formulant en toute indépendance
ses conclusions, son appréciation, qui doit être impartiale, sur les
circonstances de fait de l’espèce et les règles de droit applicables, ainsi que
son opinion sur les solutions qu’appelle, suivant sa conscience, le litige
soumis à la juridiction à laquelle il appartient. »
48. A l’audience, les parties au litige ne peuvent donc pas prendre la
parole après le commissaire du Gouvernement, puisque son intervention se situe
après la clôture des débats. Elles ont toutefois, même si elles ne sont pas
représentées par un avocat, la possibilité, consacrée par la pratique, de faire
parvenir à l’organe de jugement une « note en délibéré » pour compléter leurs
observations orales ou répondre aux conclusions du commissaire du Gouvernement.
Cette note en délibéré est lue par le rapporteur avant qu’il ne lise le projet
d’arrêt, et que ne s’ouvre la discussion.
49. Par ailleurs, selon une jurisprudence constante du Conseil d’Etat,
si le commissaire du Gouvernement soulevait un moyen – même d’ordre public –
non discuté par les parties au cours de la procédure, le président de la
formation de jugement déciderait de rayer l’affaire du rôle, de communiquer ce
moyen aux parties pour qu’elles en débattent et de réinscrire l’affaire à une
nouvelle audience quelques semaines plus tard, car la communication des moyens
relevés d’office est de droit.
d) Le rôle du commissaire du
Gouvernement pendant le délibéré
50. Après l’audience publique, il est d’usage que le commissaire du
Gouvernement assiste au délibéré, mais il ne vote pas. En règle générale, il
n’intervient oralement que pour apporter, le cas échéant, des réponses à des
questions précises qui lui sont posées. Il est en effet le membre de la
juridiction qui a vu le dossier en dernier, et qui est donc censé en avoir la
connaissance la plus exacte.
51. Au Conseil d’Etat, une affaire peut être jugée soit par une
sous-section seule (et dans ce cas tous les membres de la formation de jugement
connaissent déjà l’affaire), soit par des sous-sections réunies (dans ce cas,
quatre membres, représentant la sous-section d’instruction, sur les neuf juges
ayant à délibérer, hormis le commissaire du Gouvernement, connaissent le
dossier), soit encore par la Section ou l’Assemblée, qui sont les formations
solennelles pour les affaires importantes, où seuls le président et le
rapporteur, sur les 17 ou 12 juges qui auront à délibérer, connaissent le
dossier.
52. Il faut enfin signaler qu’il existe un commissaire du Gouvernement,
non seulement devant le Conseil d’Etat, mais aussi devant les autres
juridictions administratives (tribunaux administratifs et cours administratives
d’appel) ainsi que devant le Tribunal des conflits. Par ailleurs, l’institution
du commissaire du Gouvernement a étroitement inspiré celle de l’avocat général
devant la Cour de justice des Communautés européennes, à la différence près
qu’en vertu de l’article 27 § 2 du règlement de procédure de la Cour de
justice, seuls peuvent prendre part au délibéré les juges ayant siégé à
l’audience, à l’exclusion donc de l’avocat général.
E. La jurisprudence de la Cour de
justice des Communautés européennes
53. Dans le cadre de l’examen d’un recours préjudiciel porté devant la
Cour de justice des Communautés européennes par un tribunal néerlandais
(l’Arrondissementsrechtbank te ’s-Gravenhage), la société Emesa Sugar (Free
Zone) N.V. demanda le 11 juin 1999, en se fondant sur l’article 6 § 1 de la
Convention, à déposer des observations écrites à la suite des conclusions
présentées par l’avocat général lors de l’audience du 1er juin
précédent.
54. Par ordonnance du 4 février 2000, la Cour de justice rejeta cette
demande aux motifs suivants :
(...)
« 11. Conformément aux articles 221 CE et 222 CE, la Cour de justice
est composée de juges et assistée d’avocats généraux. L’article 223 CE prévoit
des conditions ainsi qu’une procédure de nomination identiques pour les uns et
les autres. En outre, il ressort clairement du titre I du statut CE de la Cour
de justice, qui a une valeur juridique égale à celle du traité lui-même, que
les avocats généraux sont soumis au même statut que les juges, notamment en ce
qui concerne l’immunité et les causes de révocation, leur garantissant pleine
impartialité et entière indépendance.
12. Par ailleurs, les avocats généraux, entre lesquels n’existe aucun
lien de subordination, ne constituent pas un parquet ni un ministère public et
ils ne relèvent d’aucune autorité, à la différence de ce qui ressort de
l’organisation judiciaire dans certains Etats membres. Dans l’exercice de leur
fonction, ils ne sont pas chargés de la défense de quelque intérêt que ce soit.
13. C’est dans cette perspective qu’il convient de situer le rôle de
l’avocat général. Conformément à l’article 222 CE, il consiste à présenter
publiquement, en toute impartialité et en toute indépendance, des conclusions
motivées sur les affaires soumises à la Cour, en vue de l’assister dans
l’accomplissement de sa mission qui est d’assurer le respect du droit dans
l’interprétation et l’application du traité.
14. En vertu des articles 18 du statut CE de la Cour de justice et 59
du règlement de procédure, les conclusions de l’avocat général mettent fin à la
procédure orale. Se situant en dehors du débat entre les parties, les
conclusions ouvrent la phase du délibéré. Il ne s’agit donc pas d’un avis
destiné aux juges ou aux parties qui émanerait d’une autorité extérieure à la
Cour ou « emprunte[rait] son autorité à celle [d’un] ministère public » (...)
(arrêt Vermeulen c. Belgique, § 31), mais de l’opinion individuelle, motivée et
exprimée publiquement, d’un membre de l’institution elle-même.
15. L’avocat général participe ainsi publiquement et personnellement au
processus d’élaboration de la décision de la Cour et, partant, à
l’accomplissement de la fonction juridictionnelle confiée à cette dernière. Les
conclusions sont d’ailleurs publiées avec l’arrêt de la Cour.
16. Eu égard au lien tant organique que fonctionnel entre l’avocat
général et la Cour (...), la jurisprudence précitée de la Cour européenne des
Droits de l’Homme ne paraît pas transposable aux conclusions des avocats
généraux à la Cour.
17. Il convient en outre de relever que, compte tenu des contraintes
spécifiques inhérentes à la procédure judiciaire communautaire, liées notamment
à son régime linguistique, la reconnaissance aux parties du droit de formuler
des observations en réponse aux conclusions de l’avocat général, avec pour
corollaire le droit pour les autres parties (et, dans les affaires
préjudicielles, qui représentent la majorité des affaires soumises à la Cour,
tous les Etats membres, la Commission et les autres institutions concernées) de
répliquer à ces observations, se heurterait à d’importantes difficultés et
allongerait considérablement la durée de la procédure.
18. Certes, les contraintes inhérentes à l’organisation judiciaire
communautaire ne sauraient justifier la méconnaissance du droit fondamental à
une procédure contradictoire. Tel n’est cependant pas le cas dans la mesure où
c’est au regard de la finalité même du contradictoire, qui est d’éviter que la
Cour puisse être influencée par des arguments qui n’auraient pas pu être
discutés par les parties, que la Cour peut d’office ou sur proposition de
l’avocat général, ou encore à la demande des parties, ordonner la réouverture
de la procédure orale, conformément à l’article 61 de son règlement de
procédure, si elle considère qu’elle est insuffisamment éclairée ou que
l’affaire doit être tranchée sur la base d’un argument qui n’a pas été débattu
entre les parties (...).
19. En l’espèce, cependant, la demande d’Emesa ne porte pas sur la
réouverture de la procédure orale et n’invoque par ailleurs aucun élément
précis qui ferait apparaître l’utilité ou la nécessité d’une telle réouverture.
»
EN DROIT
i. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION AU REGARD
DE L’EQUITE DE LA PROCEDURE
55. Mme Kress allègue une violation de l’article 6 § 1 de la
Convention, aux termes duquel
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement
(...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses
droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Argumentation des parties
1. La requérante
56. Se référant aux arrêts Borgers c. Belgique du 30 octobre 1991,
(série A n° 214-B), Lobo Machado c. Portugal du 20 février 1996 (Recueil des arrêts
et décisions 1996-I) et Reinhardt et Slimane-Kaïd c. France du 31 mars 1998
(Recueil 1998-II), la requérante se plaint d’abord de ne pas avoir reçu,
préalablement à l’audience, communication des conclusions du commissaire du
Gouvernement et de ne pas avoir pu lui répondre à l’audience ni prendre la
parole en dernier ; en second lieu, elle s’élève contre la présence du
commissaire du Gouvernement aux délibérations à huis clos de la formation de
jugement, alors que ce dernier avait conclu au rejet de son pourvoi, ce qui
heurterait le principe de l’égalité des armes et jetterait un doute sur
l’impartialité de la juridiction de jugement.
Elle rappelle qu’à chaque stade de la procédure, devant le tribunal
administratif d’abord, devant la cour administrative d’appel ensuite et enfin,
à hauteur de cassation, devant le Conseil d’Etat, un commissaire du
Gouvernement est intervenu à la fin de chaque audience pour exprimer son point
de vue sur l’affaire, sans que celui-ci ne soit connu des parties au préalable,
et sans qu’il soit possible d’y répliquer.
Le fait que le commissaire du Gouvernement ne soit pas partie au procès
administratif ne le placerait pas hors du champ du principe du contradictoire
qui implique, d’après la requérante, qu’aucun document ne saurait être
régulièrement soumis au juge sans que les parties puissent en prendre
préalablement connaissance. Il en va de même, selon la jurisprudence de la
Cour, des observations émanant d’un tiers intervenant au procès, fût-il un
magistrat indépendant.
Pour la requérante, le commissaire du Gouvernement ne saurait être
assimilé à un membre de la juridiction de jugement car, s’il ne participe pas
au vote lors du délibéré, son intervention à l’audience, après les parties et
sans réplique possible de celles-ci, le transforme en allié ou adversaire
objectif de l’une des parties au procès, puisqu’il pourra à nouveau, lors du
délibéré, défendre son point de vue hors la présence des parties. La requérante
estime que l’intervention dans la procédure du commissaire du Gouvernement est
assimilable à celle de l’avocat général devant la Cour de cassation française.
Or, dans son arrêt Reinhardt et Slimane Kaïd précité, la Cour a jugé que le
déséquilibre créé entre les parties et l’avocat général, du fait de la
communication à l’avocat général, mais non aux parties, préalablement à
l’audience, du rapport et du projet d’arrêt du conseiller rapporteur, ne
s’accordait pas avec les exigences d’un procès équitable.
Enfin, la pratique de la note en délibéré ne permet pas à une partie de
reprendre l’ensemble de ses arguments et ne suffit donc pas à assurer le
respect du contradictoire. Il ressort d’ailleurs de la jurisprudence du Conseil
d’Etat que les notes en délibéré ne font pas partie du dossier.
2. Le Gouvernement
a) Observations générales
57. Le Gouvernement soutient tout d’abord que les arrêts qu’a invoqués
la requérante, arrêts qui sont relatifs à une institution
– le ministère public auprès de certaines cours suprêmes en Europe – qui n’a
rien à voir avec le commissaire du Gouvernement, ne sont pas des précédents
pertinents en l’espèce. Le seul qui ait tranché directement la question est la
décision de la Commission européenne des Droits de l’Homme. dans une affaire
Bazerque c. France (n° 13672/88, déc. 3.9.91, non publiée). Dans cette
décision, rendue en formation plénière, la Commission a rejeté le grief comme
manifestement mal fondé, en estimant que le commissaire du Gouvernement était
un magistrat qui jouait un rôle totalement indépendant vis-à-vis des parties et
que ses observations présentaient seulement le caractère d’un document de
travail interne de cette juridiction, non communiqué aux parties et mis à la
disposition des juges appelés à se prononcer sur une affaire.
Le Gouvernement observe que, lorsque la Commission a rendu la décision
précitée Bazerque c. France, l’audience dans l’affaire Borgers c. Belgique, au
cours de laquelle elle avait invité la Cour à retenir la violation de l’article
6 § 1 de la Convention, avait déjà eu lieu. Il est donc clair que, dans l’esprit
de la Commission, il n’y avait nulle contradiction entre la solution qu’elle
préconisait – et qui a été retenue – dans l’affaire Borgers et celle qu’au même
moment elle adoptait, avec la force d’une décision rendue à l’unanimité, dans
l’affaire Bazerque.
58. Les arrêts rendus par la Cour depuis l’arrêt Borgers c. Belgique du
30 octobre 1991, selon lesquels l’impossibilité pour les parties de répondre
aux conclusions présentées par le Parquet institué auprès de la Cour de
cassation de Belgique et par d’autres ministères publics auprès de certaines
cours suprêmes enfreint le principe du contradictoire et donc viole l’article 6
de la Convention, concernent des institutions dont la nature est radicalement
différente de celle du commissaire du Gouvernement.
b) Différence organique entre les
avocats généraux auprès des cours suprêmes et le commissaire du Gouvernement
59. Le Gouvernement soutient qu’il existe une différence fondamentale
entre le commissaire du Gouvernement et un ministère public du type de celui
qui existe auprès des cours de cassation belge ou française : c’est que le
commissaire est tout simplement un membre de la juridiction, il est lui-même un juge. D’abord, il est bien connu
que ce commissaire, malgré sa dénomination trompeuse, n’est en rien le représentant
du Gouvernement ou de l’administration, partie défenderesse dans le procès
devant la juridiction administrative. Il expose son opinion individuelle sur
l’affaire en toute indépendance et en toute impartialité et donne son avis au
vu des arguments échangés par les parties sans être animé d’aucun a priori
favorable à l’une ou à l’autre.
Le Gouvernement admet que cela ne suffit pas à le distinguer du Parquet
général – le Procureur général et les Avocats généraux – auprès de la Cour de
cassation, qui est également indépendant et impartial, ce que la Cour
européenne n’a pas considéré comme une raison suffisante de soustraire ses
conclusions à la discussion contradictoire des parties.
Mais le statut du commissaire du Gouvernement est à cet égard exempt
d’ambiguïté : il n’est pas seulement identique à celui des juges, il est celui
des juges, puisque le commissaire est l’un d’entre eux, investi d’une fonction
particulière dans le déroulement du procès. C’est pourquoi le commissaire est
choisi parmi les membres de la juridiction par le Président de celle-ci, ce qui
ne se conçoit pas d’un ministère public, aussi indépendant soit-il, qui ne
saurait tenir sa fonction du président de la juridiction, puisqu’il existe par
construction une séparation organique entre le Parquet et la juridiction
elle-même.
Le commissaire, quant à lui, faisait partie de la juridiction avant
d’être désigné dans ses fonctions pour les exercer un certain temps ; il
continuera d’en faire partie quand il aura cessé de les exercer et, ce qui est
le plus important, il continue à en faire partie pendant tout le temps où il
les exerce, tout comme un juge rapporteur, ni plus, ni moins.
c) Différence fonctionnelle entre
les avocats généraux et le commissaire du Gouvernement
60. A la différence d’un ministère public, qui représente la société ou
l’intérêt général ou dont la fonction est d’assurer l’unité de la
jurisprudence, le commissaire du Gouvernement a pour fonction, après que les
parties ont terminé d’exposer leurs arguments dans le respect du
contradictoire, une fois les débats clos, d’exprimer son opinion individuelle à
l’adresse de ses collègues, en les invitant à statuer dans un sens déterminé.
En d’autres termes, sa fonction ne se distingue pas de celle d’un juge
rapporteur.
Au Conseil d’Etat, chaque commissaire du gouvernement fait partie de
l’une des chambres (qu’on appelle sous-sections), et il travaille sous
l’autorité fonctionnelle du président de celle-ci, tout en étant parfaitement
libre de son opinion personnelle, comme tous les juges.
Une fois terminée la phase écrite de la procédure, lorsque le dossier
est complet, les magistrats de la sous-section se réunissent pour procéder à un
premier examen de l’affaire, au terme duquel ils adoptent un projet d’arrêt,
qui a un caractère purement provisoire. Le commissaire participe à cette séance
de travail, à l’occasion de laquelle le juge qui a le titre de rapporteur, qui
est en fait le premier rapporteur de l’affaire – le commissaire étant le second
–, expose son point de vue. Puis, le dossier est transmis au commissaire, pour
qu’il l’étudie de façon approfondie.
Ensuite, l’affaire sera inscrite au rôle d’une audience publique, à une
date que le commissaire choisira lui-même. Lors de cette audience, les parties,
si elles sont représentées, pourront s’exprimer, par l’intermédiaire de leurs
avocats. Les plaidoiries terminées, le commissaire prend alors la parole, pour
exprimer son opinion individuelle sur l’affaire : c’est ce qu’on appelle les
conclusions, qui sont prononcées en public, et qui n’ont pas forcément été
rédigées à l’avance.
Après quoi, en général immédiatement après, a lieu le délibéré, auquel
participe le commissaire, comme membre de la juridiction, c’est-à-dire de la
manière la plus normale qui soit. Il va de soi que si dans ses conclusions le
commissaire a soulevé une question nouvelle, sur laquelle les parties n’ont pas
eu l’occasion de s’exprimer, et que la formation de jugement estime cette
question pertinente pour la solution de l’affaire, les débats seront rouverts,
et l’affaire renvoyée à une audience ultérieure. Les parties ont également la
possibilité de déposer une note en délibéré.
Le Gouvernement estime donc que le commissaire est intimement associé
au travail collégial de la juridiction, dont il est un rouage essentiel ; il se
situe entièrement à l’intérieur de la juridiction et prend place parmi les
juges. Ses conclusions sont un document de travail interne à la juridiction,
non pas parce qu’elles ne seraient pas rendues publiques, – elles le sont –,
mais parce qu’elles émanent d’un membre de la juridiction s’adressant à ses
collègues et qui, selon la formulation de l’arrêt Esclatine (voir paragraphe 47
ci-dessus) « participe à la fonction de juger dévolue à la juridiction dont il
est membre ».
Le Gouvernement rappelle que d’éminents auteurs ont pu affirmer que le
commissaire n’est qu’un « dédoublement fonctionnel du rapporteur », que ses
conclusions constituent un « rapport public », et, plus encore, qu’elles
représentent en réalité la première phase du délibéré, qui a la particularité
d’être publique alors que le reste du délibéré est secret.
Or, il ressort de l’arrêt Vermeulen c. Belgique du 20 février 1996
(Recueil 1996-I, § 33), que le droit au respect du contradictoire ne vise que
les « pièces ou observations » présentées au juge par une personne ou un organe
extérieur à la juridiction, et non pas celles qui proviennent d’un juge et qui
s’adressent aux autres membres de la collégialité. Plus généralement, la
formule de l’arrêt Vermeulen ne s’applique pas au travail interne de la
juridiction, aux actes qui participent au processus même de la décision
collégiale. Ainsi, dans l’arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd c. France (précité, §
105), la Cour a admis que le rapport du conseiller-rapporteur à la Cour de
cassation et le projet d’arrêt établi par lui pouvaient être « légitimement
couverts par le secret du délibéré », qu’ils pouvaient donc n’être pas
communiqués aux parties ni discutés par elles. Le fait qu’un tel rapport soit
présenté en public, ce qui constitue un avantage pour les justiciables, ne
change rien à la règle.
d) La participation du
commissaire du Gouvernement au délibéré
61. Le Gouvernement rappelle qu’il est de règle que le commissaire ne
prenne pas part au vote qui a lieu au terme du délibéré auquel il a siégé. Pour
autant, il ne faut pas en déduire qu’il n’est pas un juge mais qu’il doit être
assimilé à un tiers intervenant, avec les conséquences qui en découlent. Rien
ne s’opposerait, du point de vue de son statut, et de sa position dans la
procédure, à ce que le commissaire prenne part au vote en délibéré, et son
abstention est plus formelle et symbolique que réelle.
Cette règle trouve son origine dans la conception très exigeante et
formaliste du secret du délibéré que retient le droit français, selon laquelle
nul ne doit connaître à l’extérieur de la juridiction l’opinion individuelle
d’un juge qui a concouru par son vote à la formation de la décision collégiale.
Dès lors, l’abstention du commissaire au moment du vote permet de sauvegarder
les apparences et de laisser intact, au moins formellement, le principe du
secret du délibéré : puisque le commissaire fait connaître publiquement son
opinion, il ne vote pas, et ainsi les principes sont saufs. Il n’empêche que le
commissaire est bel et bien un membre de la formation de jugement et qu’il
participe de bout en bout à l’examen collégial qui débouche sur la décision.
C’est au point, d’ailleurs, que les arrêts du Conseil d’Etat sont
souvent interprétés, lorsque leur sens est conforme aux conclusions du commissaire,
à la lumière de celles-ci, les conclusions constituant en quelque sorte une
motivation complémentaire de l’arrêt. Et lorsque le sens de l’arrêt est
contraire à celui des conclusions, celles-ci représentent ce que le droit
français ignore en théorie, et même bannit, mais qu’il pratique en fait dans la
juridiction administrative, à savoir l’opinion dissidente d’un juge par rapport
à celle de la majorité de ses collègues.
e) Remarques finales
62. Le Gouvernement admet qu’un juge tel que le commissaire du
gouvernement peut paraître, pour des juristes habitués à des systèmes de droit
qui ne possèdent pas l’équivalent, avoir des traits assez singuliers, peut-être
même déconcertants. Mais il estime que le rôle de la Cour n’est pas d’imposer
un modèle juridictionnel unique : il est de veiller au respect des principes
essentiels d’une justice équitable, tout en respectant les différences entre
les systèmes juridiques, pour autant que ces différences soient compatibles
avec le respect de ces principes.
Or, le commissaire du Gouvernement appartient aux meilleures traditions
du droit français, son rôle dans le procès administratif a fait l’objet
d’innombrables études plus élogieuses les unes que les autres. Il a forcé le
respect et l’admiration de générations de juristes français et étrangers.
En premier lieu, si les conditions de la participation à la procédure
du commissaire méconnaissaient les droits des parties et le principe
fondamental du contradictoire, les avocats au Conseil d’Etat, qui représentent
les parties devant la plus haute juridiction administrative, seraient les mieux
placés pour s’en apercevoir et les premiers à s’en plaindre.
Par ailleurs, l’Ordre des Avocats aux Conseils est intervenu dans la
présente affaire pour soutenir le système en cause : non seulement l’Ordre ne
le critique pas, mais il le juge même excellent et en souhaite le maintien.
En deuxième lieu, il convient d’attacher une certaine importance à la
prise de position récente de la Cour de justice des Communautés européennes sur
l’impossibilité pour les parties de discuter les conclusions présentées par
l’avocat général devant cette juridiction.
En effet, dans une ordonnance du 4 février 2000 (Emesa Sugar) la Cour
de justice a donné de la jurisprudence Vermeulen, à laquelle elle s’est
référée, une interprétation semblable à celle adoptée par le Conseil d’Etat
français dans sa décision Esclatine déjà citée. L’absence de possibilité pour
les parties de répondre à l’avocat général ne viole pas les principes du procès
équitable, a dit la Cour de justice, car les conclusions de ce magistrat ne
constituent pas « un avis (...) qui émanerait d’une autorité extérieure à la
Cour » – comme le Ministère public visé par l’arrêt Vermeulen – mais l’opinion
individuelle, motivée et exprimée publiquement, d’un membre de l’institution
elle-même.
Dès lors, si, dans la présente affaire, la Cour devait estimer que
l’article 6 est méconnu, alors elle condamnerait a fortiori – certes
implicitement, mais nécessairement – le système appliqué à Luxembourg depuis les
origines de la Cour de justice comme contraire aux exigences du procès
équitable. Or, cette juridiction rend la justice depuis près d’un demi-siècle
dans le respect et même l’admiration de tous, et donne – elle aussi – de la
justice européenne une haute image, et personne n’a jamais contesté la qualité
de ses procédures.
Le Gouvernement conclut donc à la non-violation de l’article 6 § 1 de
la Convention.
B. Appréciation de la Cour
63. La requérante se plaint, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention,
de ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable devant les juridictions
administratives. Ce grief se subdivise en deux branches : la requérante ou son
avocat n’a pas eu connaissance des conclusions du commissaire du gouvernement
avant l’audience et n’a pu y répondre après, car le commissaire du Gouvernement
parle en dernier ; en outre, le commissaire assiste au délibéré, même s’il ne
vote pas, ce qui aggraverait la violation du droit à un procès équitable
résultant du non-respect du principe de l’égalité des armes et du droit à une
procédure contradictoire.
1. Rappel de la jurisprudence pertinente
64. La Cour relève que sur les points évoqués ci-dessus, la requête
soulève, mutatis mutandis, des problèmes voisins de ceux examinés par la Cour
dans plusieurs affaires concernant le rôle de l’avocat général ou du procureur
général à la Cour de cassation ou à la cour suprême en Belgique, au Portugal,
aux Pays-Bas et en France (voir les arrêts Borgers c. Belgique du 30 octobre
1991, série A n° 214-B, Vermeulen c. Belgique et Lobo Machado c. Portugal du 20
février 1996, Recueil 1996-I, Van Orshoven c. Belgique du 25 juin 1997, Recueil
1997-III, et les deux arrêts J. J. et K.D.B. c. Pays-Bas du 27 mars 1998,
Recueil 1998-II; voir également l’arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd c. France du
31 mars 1998, ibidem).
65. Dans toutes ces affaires, la Cour a conclu à la violation de
l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la non-communication préalable
soit des conclusions du procureur général ou de l’avocat général, soit du
rapport du conseiller rapporteur, et de l’impossibilité d’y répondre. La Cour
rappelle en outre que, dans son arrêt Borgers, qui concernait le rôle de
l’avocat général devant la Cour de cassation dans une procédure pénale, elle
avait conclu au non-respect de l’article 6 § 1 de la Convention, en se fondant
surtout sur la participation de l’avocat général au délibéré de la Cour de
cassation, qui avait emporté violation du principe de l’égalité des armes (voir
paragraphe 28 de l’arrêt).
Ultérieurement, la circonstance aggravante de la participation aux
délibérés du procureur ou de l’avocat général n’a été retenue que dans les
affaires Vermeulen et Lobo Machado, où elle avait été soulevée par les
requérants (arrêts précités, respectivement §§ 34 et 32) ; dans tous les autres
cas, la Cour a mis l’accent sur la nécessité de respecter le droit à une
procédure contradictoire, en relevant que celui-ci impliquait le droit pour les
parties à un procès de prendre connaissance de toute pièce ou observation présentée
au juge, même par un magistrat indépendant, et de la discuter.
Enfin, la Cour rappelle que les affaires Borgers c. Belgique, J.J. c.
Pays-Bas et Reinhardt et Slimane-Kaïd c. France concernaient des procédures
pénales ou à connotation pénale. Les affaires Vermeulen c. Belgique, Lobo
Machado c. Portugal et K.D.B c. Pays-Bas avaient trait à des procédures civiles
ou à connotation civile tandis que l’affaire Van Orshoven c. Belgique
concernait une procédure disciplinaire contre un médecin.
2. Quant à la spécificité alléguée de la juridiction administrative
66. Aucune de ces affaires ne concernait un litige porté devant les
juridictions administratives et la Cour doit donc examiner si les principes
dégagés dans sa jurisprudence, telle que rappelée ci-dessus, trouvent à
s’appliquer en l’espèce.
67. Elle observe que, depuis l’arrêt Borgers de 1991, tous les
gouvernements se sont attachés à démontrer devant la Cour que, dans leur
système juridique, leurs avocats généraux ou procureurs généraux étaient
différents du procureur général belge, tant du point de vue organique que
fonctionnel. Ainsi, leur rôle serait différent selon la nature du contentieux
(pénal ou civil, voire disciplinaire), ils ne seraient pas partie à la
procédure ni l’adversaire de quiconque, leur indépendance serait garantie et
leur rôle se limiterait à celui d’un amicus curiae agissant dans l’intérêt
général ou pour assurer l’unité de la jurisprudence.
68. Le Gouvernement français ne fait pas exception : il soutient, lui
aussi, que l’institution du commissaire du Gouvernement au sein du contentieux
administratif français diffère des autres institutions critiquées dans les
arrêts précités, parce qu’il n’existe aucune distinction entre siège et parquet
au sein des juridictions administratives, que le commissaire du Gouvernement,
du point de vue statutaire, est un juge au même titre que tous les autres
membres du Conseil d’Etat et que, du point de vue fonctionnel, il est
exactement dans la même situation que le juge rapporteur, sauf qu’il s’exprime
publiquement mais ne vote pas.
69. La Cour admet que, par rapport aux juridictions de l’ordre
judiciaire, la juridiction administrative française présente un certain nombre
de spécificités, qui s’expliquent par des raisons historiques.
Certes, la création et l’existence même de la juridiction
administrative peuvent être saluées comme l’une des conquêtes les plus
éminentes d’un Etat de droit, notamment parce que la compétence de cette
juridiction pour juger les actes de l’administration n’a pas été acceptée sans
heurts. Encore aujourd’hui, les modalités de recrutement du juge administratif,
son statut particulier, différent de celui de la magistrature judiciaire, tout
comme les spécificités du fonctionnement de la justice administrative
(paragraphes 33-52 ci-dessus) témoignent de la difficulté qu’éprouva le pouvoir
exécutif pour accepter que ses actes soient soumis à un contrôle
juridictionnel.
Pour ce qui est du commissaire du Gouvernement, la Cour en convient
également, il n’est pas contesté que son rôle n’est nullement celui d’un
ministère public ni qu’il présente un caractère sui generis propre au système
du contentieux administratif français.
70. Toutefois, la seule circonstance que la juridiction administrative,
et le commissaire du Gouvernement en particulier, existent depuis plus d’un
siècle et fonctionnent, selon le Gouvernement, à la satisfaction de tous, ne
saurait justifier un manquement aux règles actuelles du droit européen (voir
arrêt Delcourt du 17 janvier 1970, série A n° 11, § 36). La Cour rappelle à cet
égard que la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des
conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les
Etats démocratiques (voir, notamment, l’arrêt Burghartz c. Suisse du 22 février
1994, série A n° 280-B, § 28).
71. Nul n’a jamais mis en doute l’indépendance ni l’impartialité du
commissaire du Gouvernement, et la Cour estime qu’au regard de la Convention,
son existence et son statut organique ne sont pas en cause. Toutefois la Cour
considère que l’indépendance du commissaire du Gouvernement et le fait qu’il
n’est soumis à aucune hiérarchie, ce qui n’est pas contesté, ne sont pas en soi
suffisants pour affirmer que la non-communication de ses conclusions aux
parties et l’impossibilité pour celles-ci d’y répliquer ne seraient pas
susceptibles de porter atteinte aux exigences d’un procès équitable.
En effet, il convient d’attacher une grande importance au rôle
réellement assumé dans la procédure par le commissaire du Gouvernement et plus
particulièrement au contenu et aux effets de ses conclusions (voir, par
analogie et parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Van Orshoven précité, § 39).
3. En ce qui concerne la
non-communication préalable des conclusions du commissaire du Gouvernement et
l’impossibilité d’y répondre à l’audience
72. La Cour rappelle que le principe de l’égalité des armes – l’un des
éléments de la notion plus large de procès équitable – requiert que chaque
partie se voie offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans
des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par
rapport à son adversaire (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Nideröst-Huber
c. Suisse du 18 février 1997, Recueil 1997-I, § 23).
73. Or, indépendamment du fait que, dans la majorité des cas, les
conclusions du commissaire du Gouvernement ne font pas l’objet d’un document
écrit, la Cour relève qu’il ressort clairement de la description du déroulement
de la procédure devant le Conseil d’Etat (paragraphes 40 à 52 ci-dessus) que le
commissaire du Gouvernement présente ses conclusions pour la première fois
oralement à l’audience publique de jugement de l’affaire et que tant les
parties à l’instance que les juges et le public en découvrent le sens et le
contenu à cette occasion.
La requérante ne saurait tirer du droit à l’égalité des armes reconnu
par l’article 6 § 1 de la Convention le droit de se voir communiquer,
préalablement à l’audience, des conclusions qui ne l’ont pas été à l’autre
partie à l’instance, ni au rapporteur, ni aux juges de la formation de jugement
(voir l’arrêt Nideröst-Huber précité, § 23). Aucun manquement à l’égalité des
armes ne se trouve donc établi.
74. Toutefois, la notion de procès équitable implique aussi en principe
le droit pour les parties à un procès de prendre connaissance de toute pièce ou
observation soumise au juge, fût-ce par un magistrat indépendant, en vue
d’influencer sa décision, et de la discuter (voir les arrêts précités Vermeulen
c. Belgique, § 33, Lobo Machado c. Portugal, § 31, Van Orshoven c. Belgique, §
41, K.D.B. c. Pays-Bas, § 44 et Nideröst-Huber c. Suisse, § 24).
75. Pour ce qui est de l’impossibilité pour les parties de répondre aux
conclusions du commissaire du Gouvernement à l’issue de l’audience de jugement,
la Cour se réfère à l’arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd du 31 mars 1998
(précité). Dans cette affaire, elle avait constaté une violation de l’article 6
§ 1 du fait que le rapport du conseiller rapporteur, qui avait été communiqué à
l’avocat général, ne l’avait pas été aux parties (voir paragraphe 105 de
l’arrêt). En revanche, s’agissant des conclusions de l’avocat général, la Cour
s’est exprimée comme suit au paragraphe 106 de son arrêt :
« L’absence de communication des conclusions de l’avocat général est
pareillement sujette à caution.
De nos jours, certes, l’avocat général informe avant le jour de
l’audience les conseils des parties du sens de ses propres conclusions et,
lorsque, à la demande desdits conseils, l’affaire est plaidée, ces derniers ont
la possibilité de répliquer aux conclusions oralement ou par une note en
délibéré (...). Eu égard au fait que seules des questions de pur droit sont
discutées devant la Cour de cassation et que les parties y sont représentées
par des avocats hautement spécialisés, une telle pratique est de nature à
offrir à celles-ci la possibilité de prendre connaissance des conclusions
litigieuses et de les commenter dans des conditions satisfaisantes. Il n’est
toutefois pas avéré qu’elle existât à l’époque des faits de la cause. »
76. Or, à la différence de
l’affaire Reinhardt et Slimane-Kaïd, il n’est pas contesté que dans la
procédure devant le Conseil d’Etat, les avocats qui le souhaitent peuvent
demander au commissaire du Gouvernement, avant l’audience, le sens général de
ses conclusions. Il n’est pas davantage contesté que les parties peuvent
répliquer, par une note en délibéré, aux conclusions du commissaire du
Gouvernement, ce qui permet, et c’est essentiel aux yeux de la Cour, de
contribuer au respect du principe du contradictoire. C’est d’ailleurs ce que
fit l’avocat de la requérante en l’espèce (paragraphe 26 ci-dessus).
Enfin, au cas où le commissaire
du Gouvernement invoquerait oralement lors de l’audience un moyen non soulevé
par les parties, le président de la formation de jugement ajournerait l’affaire
pour permettre aux parties d’en débattre (paragraphe 49 ci-dessus).
Dans ces conditions, la Cour
estime que la procédure suivie devant le Conseil d’Etat offre suffisamment de
garanties au justiciable et qu’aucun problème ne se pose sous l’angle du droit
à un procès équitable pour ce qui est du respect du contradictoire.
Partant, il n’y a pas eu
violation de l’article 6 § 1 de la Convention à cet égard.
4. En ce qui concerne la présence du commissaire du Gouvernement au
délibéré du Conseil d’Etat
77. Sur ce point, la Cour constate que l’approche soutenue par le
Gouvernement consiste à dire que, puisque le commissaire du Gouvernement est un
membre à part entière de la formation de jugement, au sein de laquelle il
officie en quelque sorte comme un deuxième rapporteur, rien ne devrait
s’opposer à ce qu’il assiste au délibéré, ni même qu’il vote.
78. Le fait qu’un membre de la formation de jugement ait exprimé en
public son point de vue sur l’affaire pourrait alors être considéré comme
participant à la transparence du processus décisionnel. Cette transparence est
susceptible de contribuer à une meilleure acceptation de la décision par les
justiciables et le public, dans la mesure où les conclusions du commissaire du
Gouvernement, si elles sont suivies par la formation de jugement, constituent
une sorte d’explication de texte de l’arrêt. Dans le cas contraire, lorsque les
conclusions du commissaire du Gouvernement ne se reflètent pas dans la solution
adoptée par l’arrêt, elles constituent une sorte d’opinion dissidente qui
nourrira la réflexion des plaideurs futurs et de la doctrine.
La présentation publique de l’opinion d’un juge ne porterait en outre
pas atteinte au devoir d’impartialité, dans la mesure où le commissaire du
Gouvernement, au moment du délibéré, n’est qu’un juge parmi d’autres et que sa
voix ne saurait peser sur la décision des autres juges au sein desquels il se
trouve en minorité, quelle que soit la formation dans laquelle l’affaire est
examinée (sous-section, sous-sections réunies, Section ou Assemblée). Il est
d’ailleurs à noter que, dans la présente affaire, la requérante ne met
nullement en cause l’impartialité subjective ou l’indépendance du commissaire
du Gouvernement.
79. Toutefois, la Cour observe que cette approche ne coïncide pas avec
le fait que, si le commissaire du Gouvernement assiste au délibéré, il n’a pas
le droit de voter. La Cour estime qu’en lui interdisant de voter, au nom de la
règle du secret du délibéré, le droit interne affaiblit sensiblement la thèse
du Gouvernement, selon laquelle le commissaire du Gouvernement est un véritable
juge, car un juge ne saurait, sauf à se déporter, s’abstenir de voter. Par
ailleurs, il serait difficile d’admettre qu’une partie des juges puisse
exprimer publiquement leur opinion et l’autre seulement dans le secret du
délibéré.
80. En outre, en examinant ci-dessus le grief de la requérante
concernant la non-communication préalable des conclusions du commissaire du
Gouvernement et l’impossibilité de lui répliquer, la Cour a accepté que le rôle
joué par le commissaire pendant la procédure administrative requiert
l’application de garanties procédurales en vue d’assurer le respect du principe
du contradictoire (paragraphe 76 ci-dessus). La raison qui a amené la Cour à
conclure à la non-violation de l’article 6 § 1 sur ce point n’était pas la
neutralité du commissaire du Gouvernement vis-à-vis des parties mais le fait
que la requérante jouissait de garanties procédurales suffisantes pour
contrebalancer son pouvoir. La Cour estime que ce constat entre également en
ligne de compte pour ce qui est du grief concernant la participation du
commissaire du Gouvernement au délibéré.
81. Enfin, la théorie des apparences doit aussi entrer en jeu : en
s’exprimant publiquement sur le rejet ou l’acceptation des moyens présentés par
l’une des parties, le commissaire du Gouvernement pourrait être légitimement
considéré par les parties comme prenant fait et cause pour l’une d’entre elles.
Pour la Cour, un justiciable non rompu aux arcanes de la justice
administrative peut assez naturellement avoir tendance à considérer comme un
adversaire un commissaire du Gouvernement qui se prononce pour le rejet de son
pourvoi. A l’inverse, il est vrai, un justiciable qui verrait sa thèse appuyée
par le commissaire le percevrait comme son allié.
La Cour conçoit en outre qu’un plaideur puisse éprouver un sentiment
d’inégalité si, après avoir entendu les conclusions du commissaire dans un sens
défavorable à sa thèse à l’issue de l’audience publique, il le voit se retirer
avec les juges de la formation de jugement afin d’assister au délibéré dans le
secret de la chambre du conseil (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Delcourt c.
Belgique du 17 janvier 1970, série A n° 11, p. 17, § 30).
82. Depuis l’arrêt Delcourt, la Cour a relevé à de nombreuses reprises
que, si l’indépendance et l’impartialité de l’avocat général ou du procureur
général auprès de certaines cours suprêmes n’encouraient aucune critique, la
sensibilité accrue du public aux garanties d’une bonne justice justifiait
l’importance croissante attribuée aux apparences (voir l’arrêt Borgers précité,
§ 24).
C’est pourquoi la Cour a considéré que, indépendamment de l’objectivité
reconnue de l’avocat général ou du procureur général, celui-ci, en recommandant
l’admission ou le rejet d’un pourvoi, devenait l’allié ou l’adversaire objectif
de l’une des parties et que sa présence au délibéré lui offrait, fût-ce en
apparence, une occasion supplémentaire d’appuyer ses conclusions en chambre du
conseil, à l’abri de la contradiction (voir les arrêts Borgers, Vermeulen et
Lobo Machado précités, respectivement §§ 26, 34 et 32).
83. La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de la jurisprudence
constante rappelée ci-dessus, même s’agissant du commissaire du Gouvernement,
dont l’opinion n’emprunte cependant pas son autorité à celle d’un ministère
public (voir, mutatis mutandis, arrêts J.J. et K.D.B. c. Pays-Bas du 27 mars
1998, Recueil 1998-II, respectivement §§ 42 et 43).
84. La Cour observe en outre qu’il n’a pas été soutenu, comme dans les
affaires Vermeulen et Lobo Machado, que la présence du commissaire du
Gouvernement s’imposait pour contribuer à l’unité de la jurisprudence ou pour
aider à la rédaction finale de l’arrêt (voir, mutatis mutandis, arrêt Borgers
précité, § 28). Il ressort des explications du Gouvernement que la présence du
commissaire du Gouvernement se justifie par le fait qu’ayant été le dernier à
avoir vu et étudié le dossier, il serait à même pendant les délibérations de
répondre à toute question qui lui serait éventuellement posée sur l’affaire.
85. De l’avis de la Cour, l’avantage pour la formation de jugement de
cette assistance purement technique est à mettre en balance avec l’intérêt
supérieur du justiciable, qui doit avoir la garantie que le commissaire du
Gouvernement ne puisse pas, par sa présence, exercer une certaine influence sur
l’issue du délibéré. Tel n’est pas le cas dans le système français actuel.
86. La Cour se trouve confortée dans cette approche par le fait qu’à la
Cour de justice des Communautés européennes, l’avocat général, dont
l’institution s’est étroitement inspirée de celle du commissaire du
Gouvernement, n’assiste pas aux délibérés, en vertu de l’article 27 du
règlement de la CJCE.
87. En conclusion, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la
Convention, du fait de la participation du commissaire du Gouvernement au
délibéré de la formation de jugement.
[...] »
[In 1986, Marlène Kress, a French national
who born in 1941 and living in
Strasbourg underwent a gynaecological operation under general anaesthetic at
Strasbourg Hospital. In the days that followed she suffered vascular accidents
which caused 90% disablement, and her shoulder was scalded when a cup of tea
was upset.
On
an urgent application to have an expert appointed, the President of the
Strasbourg Administrative Court appointed a doctor, who concluded that there
had not been any medical error.
In
August 1987 the applicant brought an action for damages against Strasbourg
Hospital in the Strasbourg Administrative Court. In May 1990 the Administrative
Court ordered further inquiries into the facts, and in September 1991 it
delivered its judgment, in which it awarded damages only in respect of the
scalding of the applicant’s shoulder.
In
April 1993 the Nancy Administrative Court of Appeal dismissed an appeal by the
applicant. The latter appealed on points of law to the Conseil d’Etat. She was not informed of the submissions of the
Government Commissioner (commissaire du
Gouvernement) before he made them at the hearing. Unable to address the
court after the Government Commissioner had spoken, she nevertheless expressed
a final point of view in a memorandum for the deliberations (note en délibéré) that was submitted to
the court before it gave judgment. The Conseil
d’Etat dismissed the appeal on 3 July 1997.
Relying on Article 6 § 1 of
the Convention, the applicant complained that she had not had a fair trial,
because it had been impossible to inspect the submissions of the Government
Commissioner before the hearing and reply to them at the hearing, and because
the Commissioner had taken part in the deliberations. She also complained under
Article 6 of the excessive length of the proceedings.
Summary
of the judgment :
Article 6 § 1 of the Convention : With regard to the impossibility of
inspecting the submissions of the Government Commissioner in advance of the
hearing, the Court noted that those submissions were not communicated to anyone
before the hearing and that the parties to the proceedings, the judges and the
public all learned of their content and the recommendation made in them only at
the hearing. There had therefore been no breach of the principle of equality of
arms, which required each party to be given a reasonable opportunity to present
his case under conditions that did not place him at a disadvantage vis-à-vis his opponent, and the Court
therefore held unanimously that there had been no violation of Article 6 § 1 on
that point.
As regards the fact that it had been impossible for
the applicant to reply to the Government Commissioner, who made his submissions
after the parties had addressed the court, the Court likewise held unanimously
that there had been no violation of Article 6 § 1 of the Convention. It
considered that the proceedings in the Conseil
d’Etat afforded litigants sufficient safeguards, in particular because it
was possible for the parties to file a memorandum for the deliberations at the
end of the hearing, a possibility of which the applicant had availed herself in
the instant case.
On the other hand, as regards the Government
Commissioner’s participation in the deliberations of the trial bench of the Conseil d’Etat, the Court held that,
irrespective of the Government Commissioner’s acknowledged objectivity, and
despite the fact that he did not vote, his participation in the deliberations
might afford him an additional opportunity to bolster his submissions in favour
of one of the parties in the privacy of the deliberations room. The Court drew
attention once again to the public’s increased sensitivity to the fair
administration of justice and again referred to the importance to be attached
to appearances and concluded by 10 votes to 7 that there had been a violation
of Article 6 § 1 of the Convention.
Lastly, the Court held unanimously that there had been
a violation of Article 6 § 1 of the Convention in respect of the excessive
length of the administrative proceedings in issue (more than ten years at three
levels of jurisdiction, including four years in the Conseil d’Etat).]
Cour (Grande chambre)
KRESS c. FRANCE n° 00039594/98 07/06/2001 PROCEDURE CONTRADICTOIRE ; PROCEDURE ADMINISTRATIVE ; EGALITE DES ARMES Non-violation de l'art. 6-1 en ce qui concerne la non-communication des conclusions du commissaire du Gouvernment ; Violation de l'art. 6-1 en ce qui concerne la participation du commissaire du Gouvernement au délibéré ; Violation de l'art. 6-1 en ce qui concerne la durée de la procédure ; Préjudice moral - constat de violation suffisant (équité) ; Préjudice moral - réparation pécuniaire (durée) 80 000 francs français (FRF); et 20 000 FRF au titre des frais et dépens. Frais et dépens (procédure nationale) - demande rejetée Opinions séparées : Rozakis, Tulkens et Casadevall concordante; Wildhaber, Costa, Pastor Ridruejo, Kūris, Bīrsan, Botoucharova et Ugrekhelidze (partiellement dissidente).Droit en cause Décret n° 63-766 du 30 juillet 1963 relatif à l'organisation et au fonctionnement du Conseil d'Etat Jurisprudence : Borgers c. Belgique du 30 octobre 1991, série A n° 214-B, § 24, § 26 ; Bottazzi c. Italie [GC], n° 34884/97, § 22, § 30, CEDH 1999-V ; Burghartz c. Suisse du 22 février 1994, série A n° 280-B, § 28 ; Delcourt c. Belgique du 17 janvier 1970, série A n° 11, p. 17, § 30, § 36 ; Hertel c. Suisse du 25 août 1998, Recueil 1998-VI, § 63 ; J.J. c. Pays-Bas du 27 mars 1998, Recueil 1998-II, § 42 ; K.D.B. c. Pays-Bas du 27 mars 1998, Recueil 1998-II, § 43, § 44 ; Lobo Machado c. Portugal du 20 février 1996, Recueil 1996-I, § 31, § 32 ; Nideröst-Huber c. Suisse du 18 février 1997, Recueil 1997-I, § 23, § 24 ; Reinhardt et Slimane-Kaïd c. France du 31 mars 1998, Recueil 1998-II ; Van Orshoven c. Belgique du 25 juin 1997, Recueil 1997-III, § 39, § 41 ; Vermeulen c. Belgique du 20 février 1996, Recueil 1996-I, § 33, § 34, § 37 ; X c. France du 31 mars 1992, série A n° 234-C, § 31 Sources externes Article 27 du Règlement de procédure de la Cour de justice ; Ordonnance du 4 février 2000 de la Cour de justice
* Ancien bâtonnier du barreau de Bordeaux, Président de l’Institut
des droits de l’Homme des Avocats européens, Cabinet Favreau & Civilise, Bordeaux,